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Faire progresser les politiques de santé

Les actions publiques Prescrire, par ordre chronologique

Les actions en 2012 (récapitulatif)
Quel besoin d’une insuline à 200 Unités par ml ? Pourquoi avec un analogue nouveau et encore peu connu ? (Décembre 2012)

Paris, le 17 décembre 2012

Dans une lettre ouverte adressée à la Commission Européenne, Prescrire met en garde quant aux dangers d’une autorisation prématurée de l’insuline dégludec à concentration doublée rapport aux autres insulines disponibles, susceptible d’être à l’origine d’erreurs médicamenteuses aux conséquences graves pour les patients.

> Télécharger la lettre ouverte de Prescrire (pdf, 168 Ko)

Lettre ouverte

À Madame Patricia Brunko,
Responsable de l’Unité Spécialités pharmaceutiques
Commission européenne

Copie à Monsieur Guido Rasi, Directeur,
 et aux membres du CHMP
Agence européenne du médicament (EMA)

Copie à Monsieur Dominique Maraninchi, Directeur général
Agence française des produits de santé (ANSM)

Copie à Susanne Keitel, Directrice
Conseil de l’Europe / Direction européenne de la qualité des médicaments (DEQM)
Copie au Comité d’experts de la standardisation biologique
et au Department of Medicines Policy and Standards (HTP/PSM) (Dr Hans V. Hogerzeil)

Chère Madame Brunko,

En octobre 2012, la Commission d’autorisation de mise sur le marché européenne (Comité des médicaments à usage humain  (Committee for Medicinal Products for Human Use, CHMP) de l’Agence européenne du Médicament (EMA) a recommandé à la Commission européenne d’autoriser la première insuline dosée à 200 unités par millilitre pour auto-injection par des patients diabétiques (types 1 ou 2) (a,b) (1à4). Cette recommandation concerne un nouvel analogue de l’insuline, dit de seconde génération : l’insuline dégludec (TRESIBA°). Cet analogue est proposé aussi à une concentration classique de 100 U/ml. Le CHMP a en outre recommandé d’autoriser une association contenant de l’insuline dégludec à 100 U/ml avec de l’insuline asparte (RYZODEG°).

Pour appuyer sa recommandation d’une insuline à 200 U/ml, le CHMP invoque un besoin croissant de fortes doses d’insuline à administrer en une seule prise, notamment chez des patients diabétiques très obèses (1à3).

Prescrire met en garde la Commission Européenne quant aux dangers d’une autorisation prématurée de l’insuline dégludec à concentration doublée.

Le conditionnement : un élément essentiel de la balance bénéfices-risques
La coexistence de deux concentrations d’insuline est une source d’erreurs dénoncées depuis longtemps (4). Des hypoglycémies graves sont à prévoir en cas d’injection d’insuline dégludec dosée à 200 U/ml avec une seringue prévue pour de l’insuline à 100 UI/ml.

Avec TRESIBA°, le CHMP se veut rassurant en précisant que l’insuline dégludec sera disponible uniquement en stylos préremplis gradués en unités d’insuline et que les étiquetages ont été différenciés.

Pour autant, Prescrire pose des questions que le communiqué du CHMP n’aborde pas :

  1. Si un besoin tangible de soigner les patients diabétiques avec une insuline plus concentrée dépassait les risques d’erreurs graves inhérentes à la coexistence de 2 concentrations, pourquoi l’Union européenne organise-t-elle cette évolution très délicate avec une nouvelle substance et pas avec une insuline mieux éprouvée et mieux standardisée ?
  2. La différenciation des étiquetages concerne-t-elle uniquement les 2 concentrations de TRESIBA° ? A-t-elle aussi considéré les étiquetages de RYZODEG° qui contient de l’insuline dégludec uniquement à 100 U/ml ? Les étiquetages des boîtes, des stylos, ainsi que les notices des 3 spécialités, ont-ils été testés par un groupe de patients représentatifs de la population destinée à l’utiliser et leur entourage ?
  3. Le stylo est-il adapté aux patients diabétiques mal voyants ? De nombreux patients malvoyants (en particulier du fait du diabète) se fient au nombre de clicks sonores lors de la sélection de la dose ; mais comment s’en sortiront-ils pour compter le nombre de clicks pour des doses de 100, 120, 140, 160 unités ? Le stylo est-il muni d’un émetteur sonore confirmant la dose sélectionnée ?
  4. L’insuline dégludec est une des insulines quantifiées en unité "maison". Quelle correspondance y a-t-il avec les unités internationales d’insuline ? Pourquoi cette expression n’est-elle pas standardisée ? Pourquoi les agences du médicament (EMA/FDA) acceptent-elles un standard différent des unités internationales d’insuline ? L’EMA et la FDA ont-elles tenu compte de l’avis de l’OMS (son comité des experts de standardisation des médicaments biologiques (ECBS), son département de la standardisation des médicaments (HTP/PSM/QSM)), ainsi que la Pharmacopée européenne (EDQM) responsable de la qualité des médicaments en Europe ? Quelles sont les conséquences de cette différence ?
  5. La FDA a remarqué dans les essais une fréquence d’erreurs médicamenteuse plus élevée avec l’insuline degludec qu’avec le comparateur, et la firme s’est limitée à des hypothèses lénifiantes pour expliquer ce constat (5). Quelles sont les mesures prévues pour quantifier et analyser ce risque après la mise sur le marché ?
  6. Est-il garanti qu’en situation réelle d’utilisation, les patients ne puissent pas ouvrir les stylos, en extraire le contenu, qui est souvent présenté sous forme de cartouche, pour en aspirer le contenu avec une seringue prévue pour de l’insuline à 100 UI/ml ? Les patients peuvent-ils aspirer de l’insuline dégludec à 200 U/ml avec une seringue pour insuline à 100 U/ml en piquant à travers l’opercule en caoutchouc du stylo prérempli de TRESIBA° ?

 

Un signal de risques cardiovasculaires occulté dans l’avis du CHMP
Aux Etats-Unis d’Amérique, les processus d’enregistrement d’AMM sont plus transparents que dans l’Union européenne qui maintient le secret jusqu’à l’avis du CHMP (c).

Le 8 novembre 2012, un Comité consultatif s’est publiquement réuni à l’initiative de l’Agence étasunienne du médicament (FDA) pour discuter d’un signal incertain de risques cardiovasculaires graves avec l’insuline dégludec (morts, accidents vasculaires). Ce signal est ressorti de l’analyse des données d’effets indésirables rapportés lors des essais cliniques (5). Mais, une fois de plus, le doute a bénéficié à la firme : 8 participants du Comité public de la FDA sur 12 ont recommandé d’autoriser l’insuline dégludec à condition que la firme mène, après l’autorisation, un essai de surveillance des risques cardiovasculaires. Pendant que la firme procédera à cet essai post-AMM, les patients utilisant l’insuline dégludec seront peut-être exposés à des risques cardiovasculaires injustifiés. Quant à l’avis du CHMP d’octobre 2012, il passe totalement sous silence ce signal grave (d).

Prescrire demande à la Commission Européenne, et notamment au comité chargé de l’assister, de vérifier que la recommandation du CHMP sur l’insuline dégludec a pris en compte tous les risques inhérents à l’introduction d’une nouvelle concentration en insuline avec l’insuline dégludec.

Prescrire demande en outre à ce que tous les échanges, toutes les réunions survenant entre les avis du CHMP et les décisions de la Commission (Standing Committee (e), Appeal Committee) soient rendus publics de manière détaillée sur le site la Commission. Actuellement, ce n’est pas le cas. Cette opacité ne donne pas confiance dans les décisions de la Direction Santé et Consommateurs de la Commission Européenne.

Vous remerciant pour l’attention que vous voudrez bien porter à nos demandes et pour vos réponses aux questions que nous nous posons, nous vous prions, Madame la responsable de l’Unité Spécialités pharmaceutiques de la Commission européenne, d’accepter nos sincères salutations.

Bruno Toussaint
Directeur éditorial
Pour l’équipe rédactionnelle Prescrire

©Prescrire Décembre 2012

Notes :
a- Depuis plusieurs années, la seule concentration d’insulines disponible dans l’Union Européenne est de 100 Unités par millilitre. Cette harmonisation, pour éviter tout risque d’erreur lors des voyages internationaux, avait été recommandée par l’Organisation mondiale de la santé (OMS) (réfs. 3,4).
b- La firme Novo Nordisk a déposé des demandes d’AMM pour l’insuline dégludec auprès de la FDA et de l’EMA en 2011 (réf. 6). Au 15 novembre 2012, une AMM pour l’insuline dégludec a été recommandée par l’EMA, la FDA et l’Agence japonaise du médicament (réfs. 7,8).
c- Aux États-Unis d’Amérique, lorsque les évaluateurs internes à l’Agence du médicament (Food and Drug Administration, FDA) détectent des signaux notamment d’effets indésirables nécessitant une analyse approfondie, un Comité consultatif public est organisé pour en débattre avant de décider de recommander un avis favorable ou non pour l’AMM. Les documents de travail utiles à ce Comité, notamment l’analyse de la FDA, ainsi que les votes des participants à ces comités, sont rendus publics afin d’assurer la transparence du processus de décision.
Pour ce qui concerne l’EMA, hormis une mention imprécise sur le début des enregistrements d’AMM, rien n’est rendu public : ni les conclusions des rapporteurs aux 80e, 120e, 150e, 180e jour d’évaluation, ni les réponses des firmes aux questions que l’Agence pose au terme de ces étapes. Ce manque de transparence représente une perte d’informations scientifiques pourtant disponibles, utiles aux prescripteurs et aux patients, et qui renforceraient la confiance des citoyens européens dans le processus décisionnels de l’agence.
d- L’insuline degludec est prévue pour les patients diabétiques de types 1 et 2. Aux États-Unis d’Amérique, les lignes directrices relatives aux médicaments développés dans le diabète de type 2 recommandent aux firmes de fournir des données de suivis sur les risques cardiovasculaires (réf. 9). Les lignes directrices européennes ont des exigences comparables pour les antidiabétiques oraux, mais sont ambiguës pour les insulines (réf. 10).
e- Lorque la Commission européenne reçoit du CHMP une recommandation d’AMM, avant d’établir la Décision d’AMM, la Direction Santé et consommateurs (son département AMM) doit solliciter les avis de chaque État Membre sur le projet d’AMM en question (Article 10 du Règlement 726/2004/CE). Ces avis sont en général formulé par écrit (réf. 11). Il se forme alors l’équivalent d’un comité regroupant des représentants de chaque État membre qui votent pour ou contre l’AMM. Ce comité est dénommé le  "Standing Committee". Mais la composition des Standing Committees n’est pas rendue publique (impossible donc de connaître les déclarations de lien d’intérêt de ces représentants des États membres). En outre, les avis, les questions posées lors des Standing Committees ne sont pas rendus publiques. Dans certains cas, si par exemple un État membre maintient son désaccord vis-à-vis d’une AMM, un Standing Committee se réunit exceptionnellement physiquement pour en débattre et voter. Hormis quelques informations laconiques disponibles dans la base de comitologie de la Commission européenne (Comitology Register, http://ec.europa.eu/transparency/regcomitology/index.cfm), aucun compte rendu détaillé de ces réunions des Standing Committees n’est rendu public.
Un Comité d’appel (Appeal Committee) est en outre un recours ultime dans l’Union européenne pour qui souhaite contester les conclusions d’un Comité spécialisé tel qu’un Standing Committee.

Références :
1- EMA-CHMP "Insulin degludec-TRESIBA°-Summary of opinion" 18 October 2012.
2- EMA-CHMP "Insulin degludec/insulin aspart-RYZODEG°-Summary of opinion" 18 October 2012.
3- EMA "European Medicines Agency recommends approval of first higher-strength insulin for treatment of patients with diabetes mellitus in the EU" 19 October 2012.
4- Prescrire "Insuline : harmonisation à 100 UI/ml au 30 mars 2000" Prescrire Rédaction ; 20 (204) : 197.
5- FDA "FDA Briefing Document-NDA 203313 and NDA 203314: Insulin Degludec and Insulin Degludec/Aspart" 8 November 2012: 272 pages + erratum 1 page + "Draft questions to the Committee" : 3 pages.
6- Scrip "Novo Nordisk to file Lantus rival Degludec in US after EU" 27 September 2011: 1 page.
7- Scrip "US FDA advisers back Novo Nordisk genetic insulins, despite worries " 9 November 2012: 2 pages.
8- Scrip "Latest Japanese recommendations include first nod for Novo's insulin degludec " 4 September 2012: 2 pages.
9- FDA "Guidance for Industry. Diabetes Mellitus – Evaluating Cardiovascular Risk in New Antidiabetic Therapies to Treat Type 2 Diabetes" December 2008: 8 pages.
10- EMA "Guideline on clinical investigation of medicinal products in the treatment or prevention of diabetes mellitus" 14 May 2012: 28 pages.
11- European Commission "Standing Committee, Appeal Committee" Response to Prescrire 03 April 2012: 2 pages.

> Télécharger la lettre ouverte de Prescrire (pdf, 168 Ko)