Cette bande dessinée est le fruit d'une immersion, pendant un an et demi en 2021-2022, dans les activités de Gaïa Paris, association parisienne de réduction des risques liés à l'usage de drogues (a). Mat Let, illustrateur et auteur de la bande dessinée, a notamment exploré la halte soins addictions (HSA), auparavant dénommée "salle de consommation à moindre risque" du 10e arrondissement de Paris. Il s'agit d'une des deux seules de ce type en France ; l'autre se trouvant à Strasbourg (lire "Haltes soins addictions : un blocage politique en France, malgré deux expérimentations probantes") (b). Il rend aussi compte de diverses activités hors les murs de Gaïa, dont : "tournée" d'une antenne mobile, interventions sur des scènes de consommation à ciel ouvert, distribution de traitements de substitution en camion, ramassage de seringues aux abords de la gare du Nord où est implantée la halte soins addictions (1).
Au début de l'ouvrage, l'auteur confie avec humour qu'il imaginait la halte soins addictions « à mi-chemin entre un lavomatic et une fumerie d'opium ». Il en décrit le fonctionnement de façon claire et complète, avec force pédagogie, au plus près de l'équipe et des usagers et usagères. Il en donne à voir la réalité, loin des fantasmes, des polémiques médiatiques et des querelles politiques. Réalité d'une vision humaniste des usagers, accueillis à la halte soins addictions « avec respect et chaleur » ; réalité de leurs parcours cabossés et de leur précarité ; réalité de leur rapport à la drogue, qui à la fois les rend malades et d'après eux les « soigne » (dans le sens où elle supprime la douleur liée au manque et leur permet de « vivre le quotidien, ne pas être en souffrance permanente ») ; réalité des violences, dont les usagers sont parfois auteurs, mais souvent victimes, dans la rue, de la part de trafiquants, de policiers et de la société, qui les relègue « aux confins » (1).
En un an et demi, l'auteur a noué des liens avec des usagers, les retrouvant d'un lieu à l'autre. Il a suivi leur évolution, constaté leurs difficultés, leurs avancées et aussi les rechutes. Il montre le sentiment d'impuissance qui affecte parfois l'équipe lorsqu'elle intervient dans des lieux de consommation à ciel ouvert, où elle affronte chaque jour misère, souffrance et violence avec des « moyens dérisoires ». Elle y propose, par exemple, du « café et quelques soins minimes », un endroit où « s'isoler, pour passer des coups de fil, se poser un peu ». Il est arrivé que l'équipe de l'antenne mobile de Gaïa soit forcée de lever le camp à la hâte sous la pression d'une foule qui « ne semble faire que grossir et s'impatienter » (1).
Impuissance peut-être, inutilité jamais. Selon les intervenants, le fait par exemple de venir à la halte soins addictions est « déjà un soin », un « premier pas » fragile mais nécessaire pour ces usagers parfois dépendants à plusieurs drogues et « presque toujours en perte de lien social ». Le dispositif offre une occasion de les accompagner « le plus loin possible », toujours en partant de leur demande (1).
La situation des usagers impose, au fond, d'être « réaliste ». L'auteur note que la « réduction des risques, ce n'est pas la suppression totale des risques. C'est peut-être trop peu pour certains, mais ça semble être un objectif ancré dans la réalité ». Un progrès perceptible par les riverains : le nombre de seringues dans l'espace public près de la halte soins addictions a diminué. Ce constat, comme d'autres dressés dans le livre, figure aussi dans une évaluation de la halte soins addictions effectuée par l'Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm), que l'auteur présente succinctement (1).
« La réalité vient de me mettre une grande droite dans la gueule », écrit l'auteur, témoin des difficultés à répondre à tous les besoins d'hébergement des usagers, l'un des nombreux domaines dans lesquels intervient Gaïa. Mais il dépeint aussi une « énergie positive ». « Les gens, ils arrivent à la salle, ils sont mal, on prend soin d'eux, ils "se soignent" comme ils disent et quand ils repartent, ils vont un peu mieux » (1).
Au terme de cette immersion, Mat Let a frappé à la porte de la halte soins addictions pour proposer son aide en tant que bénévole (1).
Notes
a- L'ouvrage a été réalisé en partenariat avec Médecins du monde (MDM). L'association Gaïa Paris, issue de MDM, a ouvert ses portes à l'auteur. Les responsables des deux structures cosignent la préface ; MDM a rédigé une postface spécifique sur la consommation de drogues en France, la réduction des risques et des dommages et ses attentes vis-à-vis des pouvoirs publics (réf. 1).
b- Le titre de la bande dessinée consacrée à la halte soins addictions parisienne fait écho à celui d'un documentaire vidéo consacré en 2021 à la halte soins addictions de Strasbourg (réf. 1,2). L'auteure du documentaire "À moindre risque" a entrouvert la porte du dispositif strasbourgeois de fin 2019 à début 2021, donnant à voir son fonctionnement, les relations entre les usagers et les professionnels, leurs réflexions et ressentis respectifs. Elle a aussi montré la création d'un centre d'hébergement médicalisé fonctionnant 24h/24, adossé à la halte soins addictions, dont l'ouverture a eu lieu après la sortie du documentaire (réf. 2).
_____
1- Let M et Maulana F "À moindres risques. Immersion en "salle de conso"" La Boîte à bulles, Saint-Avertin, 2024 : 192 pages. Disponible notamment auprès de l'Appel du Livre.
2- Favier C "À moindre risque" Un film à la patte, 2021 : 52 minutes. Disponible en vidéo à la demande.