« Placer un corps disséqué devant les yeux de ceux qui étudient les œuvres de la nature », prône André Vésale, anatomiste du 16e siècle. Ambroise Paré, son contemporain, se forme en examinant blessés et morts sur les champs de bataille. Écoute, observation, bistouri, microscope… Notre médecine occidentale s'est d'abord construite grâce à l'observation. Puis au 19e siècle, le monde se mathématise. Moyennes, écarts-types, médianes, quartiles deviennent le nouveau vocabulaire de la médecine, et des sciences en général. Les chiffres sont alors réputés pour neutraliser la subjectivité de l'observateur, éviter le piège des cas singuliers et dévoiler la vérité grâce à la "puissance du nombre". À partir des années 1950, la méthode de l'essai comparatif randomisé en médecine se montre si probante que sa réutilisation pour évaluer les politiques d'aide au développement vaut à Esther Duflo, Abhijit Banerjee et Michael Kremer le prix Nobel d'économie en 2019.
Certes, les démonstrations scientifiques fondées sur des données chiffrées et des analyses statistiques bien conduites sont indispensables. Mais aller sur le terrain, écouter des témoignages et rapporter l'expérience peuvent être d'autres outils pertinents d'évaluation et de compréhension pour explorer le champ de la santé.
Les chiffres ne racontent pas tout. Lorsque l'anthropologue Sylvie Fainzang étudie l'usage des médicaments chez des patients, elle montre qu'il y a une différence entre la quantité de médicaments prescrits et la réalité de leur utilisation ("L'automédication ou les mirages de l'autonomie", Prix Prescrire 2013). Les chiffres ne peuvent pas non plus résumer la complexité du terrain. Par exemple, vivre à la rue expose les femmes enceintes à des complications et à des accouchements prématurés. Aller sur le terrain permet de comprendre comment les hôpitaux aux moyens limités trouvent des solutions concrètes à ces situations complexes.
Certaines informations dépassent aussi toute analyse chiffrée, comme l'a rappelé Victor Castanet en dévoilant, grâce à de multiples témoignages, les coulisses sombres des établissements d'hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad) gérés par le groupe Orpea ("Les fossoyeurs", Prix Prescrire 2022). Quant à la pharmacovigilance, elle repose encore largement sur l'observation et la notification individuelles.
Les données scientifiques quantitatives sont essentielles, mais les données qualitatives comptent aussi. Et justifient d'écouter, d'observer, d'interroger. Bref, d'aller sur le terrain.