Désastre du Mediator° : beaucoup de temps perdu et de vies gâchées

Résumé

En septembre 2019 s'est ouvert en France le procès au pénal de la firme Servier, de l'Agence française du médicament et de certains de leurs membres, mis en cause notamment pour le retrait du marché trop tardif de Mediator° (benfluorex), aux effets indésirables particulièrement graves.

Des textes publiés par Prescrire au fil des années permettent de comprendre les enjeux du procès.

Dès 1986, Prescrire remet en cause l'efficacité du benfluorex dans le diabète.

La nature anorexigène du benfluorex est mentionnée par Prescrire dès 1990, et des données montrent en 1999 une utilisation à visée amaigrissante en dehors de l'indication officielle dans le diabète.

 Prescrire a critiqué le maintien sur le marché de Mediator° dès 1997. À la fin des années 1990, les preuves que le benfluorex a les mêmes effets indésirables graves que les autres anorexigènes amphétaminiques s'accumulent : hypertension artérielle pulmonaire et valvulopathies.

À partir de 2003, Prescrire met en exergue les cas de valvulopathie sous benfluorex et souligne l'inertie obstinée de l'Agence française du médicament face aux dangers pour les patients.

L'Agence française du médicament finit par suspendre la commercialisation de Mediator° et de ses copies fin 2009, après la publication d'études montrant l'ampleur du désastre.

6 743 cas de valvulopathie et 1 273 cas d'hypertension artérielle pulmonaire imputés au benfluorex ont finalement été notifiés en France (chiffres de 2015). Au moins 1 300 personnes en seraient mortes (chiffre de 2009).

Fin septembre 2019, en France, le procès Mediator° au pénal s'est ouvert pour une durée estimée à 6 mois (1). Septembre 2019, c'est-à-dire 9 ans après que l'ampleur du désastre a été révélée grâce au livre d'Irène Frachon "Mediator°, combien de morts ?", publié en 2010 (2). C'est-à-dire aussi 10 ans après le retrait du marché de ce médicament (3).

Prescrire s'est interrogé sur l'efficacité réelle de ce médicament dès 1986 (4). La Rédaction a alerté sur la nature anorexigène du benfluorex, avec des risques de plus en plus prévisibles d'hypertension artérielle pulmonaire et de valvulopathie cardiaque, dès la fin des années 1990 (a)(5à7).

Les abonnés les plus anciens à Prescrire ont suivi dans la revue la triste histoire du Mediator°, au fil des années. Voici, pour retracer cette histoire et comprendre les enjeux du procès qui s'ouvre, un résumé des principaux textes publiés par Prescrire sur le benfluorex, et Mediator° en particulier, avant son retrait du marché.

1986-1997 : un médicament qui sert à quoi exactement ?

Un des mystères de Mediator° tient à ses multiples indications et à son succès commercial, sur des bases d'évaluation fragiles. Ainsi en 1986, Prescrire estime que l'évaluation de ce médicament comme "antidiabétique" n'est pas probante (4). Et en 1997, la Rédaction écrit que « après 20 ans de commercialisation (…), on ne sait toujours pas à quoi sert ce médicament administré aux diabétiques », et demande l'arrêt de son remboursement et son retrait du marché dans le diabète et les hypertriglycéridémies (5,6).

Le succès de ce médicament (par exemple 6 millions de boîtes remboursées en 2006) avait sans doute davantage de liens avec la publicité qu'avec la médecine basée sur les preuves (8,9).

1990-1999 : un anorexigène utilisé pour maigrir

Une partie du procès portera sur la dissimulation par la firme Servier des propriétés anorexigènes du benfluorex (10).

La nature anorexigène du benfluorex est rapportée dans Prescrire dès 1990 (11). La Rédaction s'étonne en 1997 que le benfluorex ne soit pas rangé officiellement en France parmi les anorexigènes, alors que l'Organisation mondiale de la santé (OMS) le classait comme tel, et alors que le benfluorex était interdit dans les préparations magistrales en France depuis 1995, comme d'autres anorexigènes (5).

Mediator° utilisé comme coupe-faim ? Dans un travail de l'ex-Urcam (Union régionale des caisses d'assurance maladie) Bourgogne, cité en 1999 dans Prescrire, 35 % des prescriptions sont hors indication officielle, dont au moins 15 % accompagnent un traitement à visée amaigrissante (12).

1970-2003 : effets indésirables prévisibles

L'hypertension artérielle pulmonaire liée aux anorexigènes amphétaminiques est connue depuis les années 1970 (7). Leur mise en cause dans des valvulopathies entraîne le retrait du marché en 1997 de la fenfluramine (Pondéral°) et de la dexfenfluramine (Isoméride°), de la même firme Servier (7,13à15). Prescrire demande l'arrêt de commercialisation de tous les anorexigènes en 1997 (7).

En 1998, Prescrire suggère que l'absence de notification en France de valvulopathie sous anorexigène est due, ne serait-ce qu'en partie, à une confusion avec une atteinte rhumatismale (14).

Un premier cas de valvulopathie imputé à Mediator°, en Espagne, est cité par Prescrire en 2003. Les lésions valvulaires sont du même type que celles liées à la fenfluramine et à la dexfenfluramine, auxquelles le benfluorex est apparenté chimiquement (16). Le benfluorex est retiré du marché espagnol en 2003, à la demande de la firme (8,17).

1999-2009 : refus d'agir des autorités en France

Le procès Mediator° va concerner aussi l'Agence française du médicament (Afssaps à l'époque) et certains de ses responsables (1). Appels répétés de Prescrire à retirer Mediator° du marché français, retrait du marché espagnol, rien n'y fait : les autorités du médicament françaises tergiversent et demandent sans cesse de nouvelles études (18).

En 1999, un cas de valvulopathie imputé au benfluorex est notifié à Marseille, mais les anomalies de fonctionnement à l'Agence française du médicament la conduisent à enterrer puis à oublier ce cas, dans un contexte de pressions de la firme (10). En 2005, le directeur de l'Agence écrit à Prescrire sans mentionner ce cas de 1999, semblant n'avoir connaissance de notifications qu'à partir de 2004. Il affirme que le risque d'hypertension artérielle pulmonaire est très faible avec Mediator° : « de l'ordre de 1 cas pour 55 millions de boîtes vendues » (18).

En 2006, Prescrire regrette qu'une décision de l'Agence française concernant Mediator° ait été prise en présence et avec l'intervention de deux membres de l'Agence ayant des liens d'intérêt avec Servier, dont le vice-président de la commission de pharmacovigilance (19). Ces conflits d'intérêts, dont la notion et la réalité ont émergé fortement au décours du désastre du Mediator°, auront une place importante dans le procès.

En 2006 toujours, une nouvelle étude est lancée par l'Agence française du médicament, après notification de 17 cas d'hypertension artérielle pulmonaire. Mais toujours pas de cas notifié de valvulopathie. Prescrire regrette que « pendant que les études se mettent en place, les ventes continuent, et les patients restent exposés à des effets indésirables injustifiés » (20).

Une étude publiée en 2006 montre que les symptômes d'hypertension artérielle pulmonaire peuvent apparaître des années après la prise d'un anorexigène (21).

En 2007, l'Agence française du médicament se limite à restreindre les indications de Mediator°, à la suite d'un nouvel examen des données (8).

2006-2019 : des valvulopathies bien réelles

Après le cas de valvulopathie de Marseille en 1999, "oublié", un cas de valvulopathie sous Mediator° observé à Toulouse est publié en 2006. La Commission nationale de pharmacovigilance émet des réserves sur la balance bénéfices-risques du Mediator° en 2007 (22).

Puis les cas d'hypertension artérielle pulmonaire se multiplient (20,22). Un nouveau cas de valvulopathie est publié en 2009, mais sans qu'en France le résumé des caractéristiques (RCP) ne soit modifié pour mentionner les risques d'hypertension artérielle pulmonaire et de valvulopathie (23). Un bilan réalisé par le Centre de pharmacovigilance de Besançon recense une trentaine de valvulopathies notifiées entre 1998 et 2009 (24).

Dans ce contexte, des copies de Mediator° sont pourtant autorisées en 2008 (25).

Ce n'est qu'en novembre 2009 que l'Agence française du médicament suspend l'autorisation de mise sur le marché (AMM) de Mediator° et de ses copies et procède à leur retrait du marché. Un retrait précipité notamment par la conclusion d'une étude brestoise, conduite par Irène Frachon, qui montre un lien entre le benfluorex et des valvulopathies (2,10,26). Fin octobre, une étude de la Caisse nationale d'assurance maladie (CNAM), conçue et réalisée par l'équipe d'Alain Weill, avait aussi montré un risque de remplacement valvulaire quatre fois plus grand sous Mediator° (b)(10,26).

En 2010, une étude de la CNAM a évalué à 500 le nombre de morts par valvulopathie dus au Mediator° en France (27). Deux chercheurs de l'Inserm (Institut national de la santé et de la recherche médicale) ont estimé ce nombre à plus de 1 300 personnes entre 1976 et 2009 (28). Le bilan 1976-2015 des notifications a recensé 6 743 notifications de valvulopathie et 1 273 notifications d'hypertension artérielle pulmonaire imputées au benfluorex en France (29).

Aveuglement

La connaissance pharmacologique de ce qu'était réellement le benfluorex, et l'analyse des résultats cliniques de son évaluation ont permis à Prescrire d'appeler très tôt à ne pas l'utiliser en l'absence d'efficacité clinique tangible et du fait de risques prévisibles.

Pendant des années, l'aveuglement de l'Agence française du médicament et de nombreux soignants ont conduit à sous-estimer les risques par l'absence de notifications en nombre. Pendant des années, les valvulopathies cardiaques ont été attribuées à une maladie supposée rhumatismale, sans envisager qu'un médicament inutile était en cause (c).

Heureusement qu'en lisant Prescrire Irène Frachon a fait le lien entre Mediator° et les atteintes qu'elle observait, et qu'elle a fait preuve de ténacité face aux influences à l'œuvre pour la discréditer (1,2). Et que de fil en aiguille l'ampleur du désastre et du scandale a été révélée.

©Prescrire

Notes

a- Le benfluorex expose aussi à des effets indésirables neuropsychiques. Mais nous consacrons ce texte aux hypertensions artérielles pulmonaires et valvulopathies, qui ont été à l'origine de la mort de nombreux patients et du retrait du marché de Mediator°.

b- Irène Frachon est pneumologue au Centre hospitalier de Brest ; Alain Weill est membre de la direction des études et des statistiques de la CNAM (Caisse nationale d'assurance maladie).

c- L'attribution des atteintes valvulaires par les cardiologues au rhumatisme articulaire aigu est en elle-même très étonnante : cette maladie a été pratiquement éradiquée des pays industrialisés depuis les années 1980 (réf. 30). Nous reviendrons sur ce point dans un autre texte.

Extraits de la veille documentaire Prescrire

1- "Procès Mediator° : un premier calendrier énoncé par la présidente du tribunal" Dépêche APMNews du 18 avril 2019 : 2 pages.

2- Prescrire Rédaction "Mediator° 150 mg. Sous-titre censuré" Rev Prescrire 2010 ; 30 (325) : 870.

3- Prescrire Rédaction "Benfluorex : enfin retiré du marché ! " Rev Prescrire 2010 ; 30 (315) : 13.

4- Prescrire Rédaction "Mediator°, activité ou non ?" Rev Prescrire 1986 ; 6 (58) : 42.

5- Prescrire Rédaction "Benfluorex antidiabétique ?" Rev Prescrire 1997 ; 17 (173) : 326-328.

6- Prescrire Rédaction "Benfluorex pour quoi faire ?" Rev Prescrire 1997 ; 17 (179) : 807-809.

7- Prescrire Rédaction "Valvulopathies cardiaques graves sous anorexigènes" Rev Prescrire 1997 ; 17 (178) : 750-751.

8- Prescrire Rédaction "Benfluorex et retrait d'indication : une demi-mesure lamentable " Rev Prescrire 2008 ; 28 (291) : 19.

9- Prescrire Rédaction "Publicité : trois nouvelles interdictions " Rev Prescrire 2003 ; 23 (237) : 185.

10- Bensadon AC et coll. "Enquête sur le Mediator° - Rapport définitif" IGAS 2011 : 261 pages.

11- Prescrire Rédaction "Le suffixe du mois - orex" Rev Prescrire 1990 ; 10 (100) : 402.

12- Prescrire Rédaction "Mediator° à la loupe" Rev Prescrire 1999 ; 19 (191) : 66-67.

13- Prescrire Rédaction "Anorexigènes (suite)" Rev Prescrire 1998 ; 18 (182) : 196.

14- Prescrire Rédaction "Anorexigènes : gérer le risque de valvulopathie et d'endocardite (suite)" Rev Prescrire 1998 ; 18 (183) : 280-281.

15- Prescrire Rédaction "Valvulopathies dues aux anorexigènes  (suite)" Rev Prescrire 1999 ; 19 (193) : 204-205.

16- Prescrire Rédaction "Les amphétaminiques "cachés" : du sevrage tabagique au diabète " Rev Prescrire 2003 ; 23 (243) : 677-679.

17- Prescrire Rédaction "Benfluorex interdit en Espagne " Rev Prescrire 2005 ; 25 (264) : 589.

18- Prescrire Rédaction "L'Agence française des produits de santé est-elle avant tout au service des patients ou au service des firmes pharmaceutiques ? " Rev Prescrire 2005 ; 25 (266) : 793-796.

19- Prescrire Rédaction "Conflit d'intérêts à l'Afssaps : la transparence progresse et dévoile les mauvaises habitudes " Rev Prescrire 2006 ; 26 (272) : 382.

20- Prescrire Rédaction "Benfluorex : hypertensions artérielles pulmonaires et troubles neuropsychiatriques " Rev Prescrire 2006 ; 26 (273) : 427.

21- Prescrire Rédaction "Anorexigènes et hypertensions pulmonaires : un risque prolongé " Rev Prescrire 2006 ; 26 (273) : 429.

22- Prescrire Rédaction "Benfluorex : données défavorables en France, mais toujours pas de retrait " Rev Prescrire 2008 ; 28 (300) : 748.

23- Prescrire Rédaction "Benfluorex : hypertensions artérielles pulmonaires et valvulopathies, encore " Rev Prescrire 2009 ; 29 (307) : 349.

24- Prescrire Rédaction "Benfluorex : de plus en plus de valvulopathies notifiées " Rev Prescrire 2009 ; 29 (314) : 912.

25- Prescrire Rédaction "Benfluorex : un amphétaminique à bannir " Rev Prescrire 2009 ; 29 (314) : 901.

26- Prescrire Rédaction "Benfluorex : valvulopathies, encore " Rev Prescrire 2010 ; 30 (316) : 114.

27- Prescrire Rédaction "Benfluorex : combien de morts ? " Rev Prescrire 2011 ; 31 (327) : 21.

28- Fournier A et Zureik M "Estimate of deaths due to valvular insufficiency attributable to the use of benfluorex in France" Pharmacoepidemiol Drug Saf 2012 ; 21 (4) : 343-351.

29- Prescrire Rédaction "Benfluorex : un bilan 1976-2015 " Rev Prescrire 2016 ; 36 (396) : 755.

30- Mirabel M et coll. "Rhumatisme articulaire aigu - Perspectives" Med Sci 2012 ; 28 (6-7) : 633–638.