Les firmes pharmaceutiques ne peuvent commercialiser
leurs médicaments en Europe qu'après l'obtention d'une autorisation
de mise sur le marché (AMM) censée apporter aux patients des garanties,
en termes d'efficacité et d'effets indésirables. Trois procédures
peuvent être suivies pour l'obtention d'une autorisation : la procédure
centralisée (AMM octroyée par la Commission européenne -
Direction générale Entreprises, sur avis de la Commission d'AMM
auprès de l'Agence européenne du médicament, et s'imposant
à tous les États membres de l'Union) ; la procédure
nationale (AMM octroyée par l'Agence du médicament d'un État,
et valant seulement à l'intérieur de cet État) ; la
procédure par reconnaissance mutuelle au cours de laquelle les différents
États concernés par la commercialisation d'un médicament
reconnaissent l'AMM octroyée par un des États membres. Appréciée
par les firmes pharmaceutiques pour sa "flexibilité", la procédure
par reconnaissance mutuelle a été vivement critiquée depuis
les années 1990 par différents observateurs, dont le Collectif Europe
et Médicament (1,2). L'opacité de cette procédure à
tous les stades, et le jeu dangereux du "marché aux AMM" mettant
en concurrence perverse les agences nationales (a), sont particulièrement
préoccupants (2). La Directive 2004/27/CE et le Règlement
726/2004 sur le médicament ont élargi le champ d'application de
la procédure centralisée, sans pour autant supprimer la procédure
par reconnaissance mutuelle (3,4). Cette dernière a toutefois été
précisée, et on peut espérer un peu plus de transparence
sur les décisions de reconnaissance mutuelle si les nouvelles dispositions
sont correctement transposées dans tous les États. L'article
29 de la Directive 2004 indique ce qui se passe quand, au cours d'une procédure
de reconnaissance mutuelle, un État membre refuse d'approuver le rapport
d'évaluation de l'agence d'un autre État, ainsi que les projets
de résumé des caractéristiques du produit (RCP), et de notice
du médicament « en raison d'un risque potentiel grave pour la
santé publique » (3). Ce même article de la Directive
précise : « la Commission [NDLR : la Commission européenne
- Direction générale Entreprises] adopte des lignes directrices
qui définissent le risque potentiel grave pour la santé publique » (4).
Principal souci de la Commission : ne pas gêner
la libre circulation des marchandises En février 2005, la
Commission européenne a publié son projet de lignes directrices
(alias "guidelines" ou "recommandations") définissant
le "risque grave pour la santé publique" applicable dès
novembre 2005 (5). On peut lire sur la couverture de ce document que les
seules contributions à son élaboration ont émané des
trois principales organisations représentatives des firmes pharmaceutiques
en Europe : l'European Federation of Pharmaceutical Industries and Associations
(EFPIA), l'European Generic medicines Association (EGA), l'European self-medication
industry alias Association européenne des producteurs de spécialités
Pharmaceutiques grand public (AESGP).
L'introduction du document insiste
sur la nécessité, pour un État qui refuse de reconnaître
l'évaluation d'un autre État en vue de l'octroi d'une AMM, de motiver
sa position de manière détaillée et substantielle, pour ne
pas gêner « la libre circulation des marchandises ».
Suivent certaines définitions dont celle d'un "risque grave" :
« celui qui pourrait se traduire par un décès, ou une
menace vitale, ou un handicap ou une incapacité significative, ou une anomalie
congénitale, ou une hospitalisation, ou des troubles permanents ou prolongés
chez les êtres humains exposés ». Une telle définition
englobe la plupart des conséquences négatives potentielles de la
prise d'un médicament. Elle donne en théorie aux États membres
les moyens de faire objection chaque fois que nécessaire.
Mais
pour la pratique, l'interprétation de cette définition par la Commission
a de quoi surprendre.
Une évaluation a minima
des médicaments admise comme suffisante pour protéger les patients
L'annexe
jointe aux lignes directrices liste des exemples de cas qui ne doivent pas être
considérés comme pouvant entraîner un "risque grave pour
la santé publique". On y découvre que, selon la Commission
européenne, il n'y a pas de risque de mise en danger des populations dans
les situations suivantes : l'absence de comparaison d'un médicament
nouveau avec un autre principe actif (différent d'un placebo) ;
l'absence de démonstration d'une valeur thérapeutique ajoutée
par le nouveau médicament, par rapport aux médicaments déjà
existants ; une durée préconisée pour le traitement
différente des habitudes nationales dans différents États
membres ; le fait que la population sur laquelle a été
évalué le médicament soit trop étroite (par exemple
ne comportant pas de patients allergiques ou intolérants aux médicaments
autorisés pour la même indication) ; le fait, pour
des médicaments d'usage « bien établi », que
la posologie recommandée soit seulement basée sur les habitudes
constatées, ou que les données sur le risque reposent uniquement
sur les données existantes de pharmacovigilance ; l'absence
de mention d'une contre-indication commune à une classe thérapeutique,
si les données fournies par la firme ne « donnent pas de raison
de croire » que la contre-indication vaut pour le nouveau médicament (5).
Des patients exposés à des médicaments
sans avantage thérapeutique démontré
Ainsi,
selon la Direction générale Entreprises de la Commission européenne,
des insuffisances majeures en matière d'évaluation clinique ne font
pas courir de risque aux patients. En pratique, un médicament évalué
seulement versus placebo, seulement chez des adultes sans facteur de risque particulier,
dont on ne sait pas ce qu'il apporte par rapport aux médicaments de la
même classe déjà disponibles, et dont on ne connaît
pas la posologie optimale, devrait être accepté sans mot dire par
un État membre, y compris pour des durées de traitement différentes
de celles habituellement recommandées dans cet État.
À
la lumière des dégâts provoqués par certains médicaments
récents, dont l'évaluation initiale avait été insuffisante
ou inadéquate, on perçoit aisément les dangers de telles
"lignes directrices" (6). Elles conduisent à exposer les
patients à des risques par la prise d'un nouveau médicament alors
que celui-ci n'a pas d'avantage thérapeutique démontré.
Réagir
Le
médicament n'est pas une "marchandise" que l'on peut faire circuler
librement sans de strictes précautions. Et si les "lignes directrices"
de la Commission s'écartent à ce point de l'intérêt
des patients, les États membres les plus scrupuleux s'honoreront à
ne pas les appliquer et à les contester (b). Il revient aux
citoyens européens de peser sur les institutions européennes et
sur les gouvernements de leurs pays pour obtenir que, dans le domaine du médicament
et des produits de santé, l'intérêt des patients passe avant
la "libre circulation des marchandises". ©La
revue Prescrire 1er janvier 2006 Rev Prescrire 2006 ; 26 (268) :
63-64. _________ Notes a- Les agences
du médicament sont financées majoritairement par les redevances
payées par les firmes pour l'examen de leurs demandes d'AMM, et pour les
conseils prodigués par les agences avant dépôt des demandes
d'AMM. b- Quand les États ne parviennent pas à se mettre d'accord
sur une reconnaissance d'AMM en raison d'un risque potentiel, la Directive 2004
prévoit un arbitrage par la Commission d'AMM de l'Agence européenne
du médicament. Toutefois, les États qui acceptent l'AMM peuvent
autoriser la commercialisation du médicament sur leur territoire "sans
attendre l'issue de la procédure [NDLR : d'arbitrage]" (article
29-6 de la Directive) (réf.3). _________ Références
1- Prescrire Rédaction "En pratique, la politique du médicament
tourne le dos à la santé publique" Rev Prescrire 2002 ;
22 (229) : 464-466. 2- Prescrire Rédaction "Les dangers de
la procédure d'AMM par reconnaissance mutuelle" Rev Prescrire 2002 ;
22 (230) : 542. 3- "Directive 2004/27/CE du Parlement européen
et du Conseil du 31 mars 2004 modifiant la Directive 2001/83/CE instituant un
code communautaire relatif aux médicaments à usage humain"
Journal Officiel de l'Union européenne du 30 avril 2004 : L136/34
- L 136/57. 4- "Règlement (CE ) N° 726/2004 du Parlement européen
et du Conseil du 31 mars 2004 établissant des procédures communautaires
pour l'autorisation et la surveillance en ce qui concerne les médicaments
à usage humain et à usage vétérinaire, et instituant
une Agence européenne des médicaments" Journal Officiel de
l'Union européenne du 30 avril 2004 : L 136/1 - L 136/33. 5- European
Commission - Enterprise and industry Directorate general - Consumer goods - Pharmaceuticals
"Proposal for a guideline on the definition of a potential serious risk to
public health" February 2005 : 5 pages. 6- Prescrire Rédaction
"Comment éviter les prochaines affaires Vioxx°" Rev Prescrire
2005 ; 25 (259) : 222-225. |