Résumé
La majorité des soignants libéraux n'ont pas accès à des interprètes professionnels lors de soins avec des personnes ne parlant pas ou mal le français.
L'interprétariat professionnel répond à un besoin. La loi de santé de 2016 a reconnu la nécessité de l'interprétariat linguistique dans les parcours de soins, avec notamment la mise à disposition d'un référentiel des bonnes pratiques élaboré et diffusé par la Haute autorité de santé (HAS) en 2017.
En Alsace, depuis les années 2000, et plus récemment dans les Pays de la Loire et dans la métropole rennaise, la mise à disposition d'un service d'interprètes professionnels a été organisée en direction des médecins extrahospitaliers.
De façon conjointe, les acteurs rennais expérimentent depuis 2019 la mise en place d'un forfait financier rémunérant deux consultations "bilan de santé" destinées à des personnes migrantes primo-arrivantes. Ils ont utilisé l'article 51 de la loi de financement de la Sécurité sociale pour 2018 qui rend possible le financement d'expériences "innovantes".
Prenant en compte l'évaluation positive des expériences alsacienne et des Pays de la Loire et l'important retard de la France en matière d'interprétariat, l'Inspection générale des affaires sociales (IGAS) a formulé des recommandations en 2019 pour généraliser la possibilité pour des soignants de faire appel à des interprètes professionnels en santé. Ces préconisations n'étaient toujours pas suivies d'effet fin 2021.
En France, de nombreuses institutions, hospitalières ou médico-sociales, ont recours à des interprètes pour améliorer la qualité de la rencontre, favoriser une compréhension mutuelle avec les personnes ne parlant pas ou mal le français et ainsi permettre leur consentement éclairé aux soins. Des conventions sont signées entre ces institutions (hôpital, service de protection maternelle et infantile, centre de santé, etc.) et l'organisme d'interprétariat afin de permettre aux professionnels de la santé et du social qui y travaillent de disposer des services d'un interprète lors de la consultation, que ce soit sur place, par téléphone ou par visioconférence. Parfois, l'agence régionale de santé (ARS) concernée signe directement une convention avec un organisme d'interprétariat pour permettre à certains utilisateurs, notamment des professionnels de santé, d'utiliser les services d'un interprète (en région Auvergne-Rhône-Alpes par exemple).
Pour les soins de premier recours hors institution, les initiatives sont rares. La majorité des professionnels de santé n'ont pas recours à l'interprétariat professionnel par méconnaissance, par réticence ou en raison du coût, selon un rapport de l'Inspection générale des affaires sociales (IGAS) (1). Ils réussissent à faciliter l'accompagnement médical de la personne allophone (c'est-à-dire ne parlant pas le français) en faisant appel à un de ses proches, bilingue : conjoint, enfant, ami, voisin. Ce recours présente néanmoins de multiples inconvénients : risque de déformation des propos, rupture du secret professionnel, inversion du rôle parent-enfant, sujets intimes parfois éclipsés du fait des liens existant entre la personne et son accompagnant.
Pour pallier ces manques, des associations de médecins libéraux (en particulier certaines unions régionales), proposent les services d'interprètes à l'ensemble des médecins d'un territoire. Ces initiatives sont financées par l'intermédiaire d'une contractualisation avec les autorités de santé.
L'apport de l'interprétariat professionnel aux soins a-t-il été évalué ? Quelles sont les recommandations en matière d'interprétariat dans le domaine de la santé ? Que peut-on tirer comme enseignements des expériences mises en place en France ?
L'interprétariat en santé : une nécessité pour favoriser des soins adaptés et une meilleure prévention
Des études ont évalué l'impact de l'interprétariat professionnel sur les soins (2,3). De façon générale, l'interprétariat en santé permet de diminuer les malentendus et incompréhensions liés à la langue, de mieux prendre en compte les représentations culturelles de la maladie, du soin, et d'éviter des ruptures de secret professionnel qui surviennent avec des accompagnants non professionnels (2). Il permet en outre d'éviter des erreurs ou des retards de soins et des coûts inutiles (examens, hospitalisations, etc.) (3). Une étude a notamment relevé, après recours à un interprète professionnel, une meilleure observance des patients allophones pour leur traitement (entre autres contre la tuberculose), comparée à celle de patients venus avec un de leurs proches pour traduire l'entretien (4).
À partir de ces constats, la nécessité de définir l'interprétariat professionnel en santé a été mise au grand jour (5).
Interprétariat linguistique en santé : les recommandations utiles de la Haute autorité de santé
L'article 90 de la loi de santé de 2016 a rendu obligatoire l'élaboration de référentiels de compétences, de formation et de bonnes pratiques pour l'interprétariat en santé (5). Pour établir ces référentiels, la Haute autorité de santé (HAS) s'est appuyée sur les expériences menées en France, dont l'expérience alsacienne, pionnière en la matière. Dès les années 2000, Migrations santé Alsace a réalisé un travail de défrichage, avant de participer à l'élaboration d'une charte de l'interprétariat médical et social professionnel, adoptée par dix associations en 2012 à Strasbourg (a)(6à8). Quatre grands principes y figurent, repris dans les recommandations de la HAS :
fidélité de traduction « sans addition, omission, distorsion, ou embellissement du sens » ;
« confidentialité et secret professionnel » ;
« impartialité » ;
« respect de l'autonomie des personnes » (2).
La HAS a complété ces recommandations par plusieurs fiches de bonnes pratiques issues d'Inter service migrants (ISM) Interprétariat et de Migrations santé Alsace. Elles portent sur le travail avec un interprète en présentiel et par téléphone, et la coopération entre interprètes et acteurs de santé (b)(9à11). Ce travail visant la définition d'un nouveau métier s'est poursuivi en 2019 avec la création du Réseau de l'interprétariat médical et social, à l'initiative de neuf associations pour la plupart déjà signataires de la charte en 2012 (12).
Strasbourg et le Grand Est, les Pays de la Loire, Rennes et l'Ille-et-Vilaine : un interprétariat mis à disposition de soignants libéraux
Chaque expérience de mise à disposition de services d'interprètes auprès de médecins libéraux est le fruit de la mobilisation d'acteurs locaux (professionnels de santé, militants associatifs) qui ont trouvé des relais institutionnels.
Strasbourg et le Grand Est, les pionniers
En 2003, Migrations santé Alsace a publié un guide qui garde tout son intérêt en 2022 (7). Il est composé de deux parties : un manuel de l'interprétariat, suivi d'une rubrique "Témoignages, connaissances et interrogations". Ce guide présente de nombreuses réflexions issues des pratiques de terrain. À partir de 2007, l'interprétariat présentiel a été mis à disposition des médecins libéraux travaillant dans les communautés urbaines de Strasbourg et de Mulhouse (13).
Cette initiative a été le fruit d'un travail de la Commission d'accès aux soins des personnes en difficulté de l'Union régionale des professions de santé - médecins libéraux (Urpsml). Il s'est concrétisé par une convention entre Migrations santé Alsace, l'Urpsml et l'ARS de la région Grand Est. Les modalités de la demande d'interprétariat ont été mises à la disposition des médecins libéraux (14).
Ainsi en 2016, 900 heures d'interprétariat ont été attribuées à 82 médecins de 15 spécialités (principalement des généralistes et des psychiatres), exerçant sur les communautés urbaines de Strasbourg et de Mulhouse (13). Le prix unitaire moyen de l'heure d'intervention a été de 36 euros (1). Fin 2020, le dispositif d'interprétariat présentiel a été remis en cause par les financeurs au profit d'une généralisation de l'interprétariat téléphonique sur toute la région Grand Est. Un mouvement, orchestré notamment par les médecins utilisateurs de l'interprétariat, a interpellé les pouvoirs publics sur la pertinence de cette décision. Leur argumentation a porté sur la plus-value de l'interprétariat en présentiel, notamment du fait de l'importance de la communication non verbale, et la facilité d'utilisation en agglomération urbaine. Divers financements complémentaires ont été trouvés afin de garantir le maintien du dispositif présentiel à Strasbourg et Mulhouse, au moins en 2021 (15,16).
L'expérience ambitieuse des Pays de la Loire
Dans le sillage de l'expérience alsacienne, fin 2014 dans la région de Nantes, un groupe de travail dénommé "Médecine de proximité" a cherché à renforcer l'accès aux soins de personnes en difficulté, notamment allophones.
En 2017, quelques médecins généralistes volontaires ont expérimenté la mise à disposition d'un service d'interprètes via l'Association santé migrants Loire-Atlantique (Asamla), l'Association pour la promotion et l'intégration dans la région d'Angers (Aptira) et ISM Interprétariat (17). Le prix horaire moyen d'intervention présentielle a été d'environ 40 euros. Le prix des services de l'interprétariat téléphonique a été de 20 euros par quart d'heure (1).
Ce dispositif expérimental, concentré en 2017 sur l'agglomération nantaise, a été étendu en 2018 à toute la région pour une durée de 18 mois, grâce à un cofinancement de l'Urpsml et de l'ARS des Pays de la Loire. Les médecins spécialistes libéraux ont été intégrés dans l'expérimentation en octobre 2018 (18). Des formations ont été ouvertes aux médecins à Nantes, Angers et Cholet, et un guide d'utilisation de l'interprétariat a été fourni (17). Une évaluation de la satisfaction des médecins a été incluse dans l'expérimentation. Sur 1 027 demandes d'interprétariat recueillies, qui provenaient de 87 médecins, tous généralistes, le questionnaire a été rempli par deux tiers d'entre eux. Les résultats montrent une grande satisfaction globale des médecins impliqués. L'étude montre aussi que faire appel à un interprète professionnel est une démarche simple. Les principaux freins observés ont été le délai d'obtention d'un interprète et le temps de consultation allongé dans 10 % à 20 % des situations (18).
Réseau Louis Guilloux à Rennes : utilisation de possibilités nouvelles de financement
Le réseau Louis Guilloux est impliqué à Rennes depuis le début des années 2000 dans l'accompagnement médical et social des migrants, et dispose d'un centre de santé créé en 2006 (19). Dans le cadre d'un projet visant l'amélioration de l'accueil médical de personnes primo-arrivantes en France, ses membres ont cherché des financements pour couvrir la rémunération d'un temps de consultation plus long comprenant de l'interprétariat (20). Ils ont soumis leur projet au titre de l'article 51 de la loi de financement de la Sécurité sociale pour 2018 qui permet le financement d'expérimentations dérogeant aux modalités habituelles de tarification (21). En parallèle, une instruction du Ministère des solidarités et de la santé a encouragé la construction de parcours de santé pour les personnes migrantes primo-arrivantes, en organisant notamment le recours à l'interprétariat (22).
Le réseau a ainsi obtenu un financement pour des bilans de santé de personnes primo-arrivantes et pour le développement expérimental d'un interprétariat accessible en médecine de ville pour une durée de quatre ans. Un forfait moyen de 238 euros par personne par an couvre deux consultations "bilan de santé", les frais d'interprétariat et le temps de secrétariat et de coordination-animation du réseau (20,23).
Une évaluation de la satisfaction des personnes impliquées et des aspects médico-économiques est prévue, incluant notamment les critères de recours plus ou moins fréquent aux urgences, le nombre évité ou non de doublons de prise en charge. Le dispositif a commencé en 2019 dans l'agglomération rennaise, puis s'est étendu à tout le département de l'Ille-et-Vilaine en 2021, en vue d'une extension à l'ensemble de la région Bretagne à l'issue de l'expérimentation (20).
Rendre effectif l'accès généralisé à l'interprétariat : analyse et préconisations de l'IGAS
L'IGAS a été chargée en 2018 par la ministre des solidarités et de la santé de faire des propositions pour généraliser l'accès à l'interprétariat « tant pour le secteur hospitalier qu'en ville » et d'identifier les ressources requises ainsi que les modalités de financement possibles (1).
Un important retard français révélé par les comparaisons internationales
L'IGAS a chiffré les dépenses annuelles françaises en interprétariat à 6 millions d'euros tandis qu'à populations migrantes semblables, elles seraient de 30 millions d'euros selon les standards anglais ou suisse, voire de 300 millions d'euros si la France s'alignait sur les pratiques suédoises. À partir de ce recensement international mené dans une demi-douzaine de pays riches et de l'analyse de quelques expériences françaises d'interprétariat en santé, elle a formulé des préconisations (1).
Pour une certification obligatoire des interprètes et une majoration de la rétribution de l'acte en milieu libéral
La question de la formation est un enjeu crucial dans la mesure où il s'agit d'un nouveau métier. Il n'existe pas à ce jour de formation standardisée d'interprétariat en milieu médical et social. L'IGAS préconise de garantir la qualité de l'interprétariat au moyen d'une certification obligatoire pour tout organisme proposant de l'interprétariat, ainsi qu'une certification et une formation minimales pour chaque interprète (1).
Par ailleurs, en lien avec les résultats de l'évaluation menée dans l'expérimentation des Pays de la Loire, l'IGAS recommande de prendre en compte « la pénalisation que représente l'allongement du temps de consultation » pour les soignants payés à l'acte. Pour cela, elle préconise d'instaurer une majoration du tarif de l'acte quand il se double de la présence physique, téléphonique ou par visioconférence d'un interprète (1).
Une mise en mouvement des acteurs locaux coordonnée par chaque ARS
L'IGAS préconise aussi que les ARS cartographient les besoins d'interprétariat en coordination avec le programme régional pour l'accès à la prévention et aux soins des personnes les plus démunies. Sur la base de ce recensement des besoins, les ARS devraient solliciter les interlocuteurs concernés (organismes d'interprétariat, associations d'accueil des migrants, établissements et professionnels de santé) pour qu'ils coordonnent leurs actions (1).
Pour la création de fonds spécifiques destinés à la médecine de ville, à l'hôpital et à l'interprétariat téléphonique
S'agissant de la médecine de ville, l'IGAS plaide pour un fonds géré directement par l'assurance maladie obligatoire, avec une souplesse de gestion ouvrant la possibilité d'une extension aux différentes professions médicales.
Concernant l'hôpital, l'IGAS préconise un financement par une mission d'intérêt général à la hauteur des besoins préalablement recensés par l'ARS. Compte tenu de la variabilité du montant des dépenses, le versement s'effectuerait par un remboursement des dépenses engagées, avec un barème de tarif opposable.
Cependant, pour éviter une juxtaposition des procédures peu favorable à la mutualisation, l'IGAS suggère que l'assurance maladie obligatoire rende accessibles des prestations d'interprétariat téléphonique à l'ensemble des acteurs médicaux (établissements de santé et médecine de ville), via un financement, par exemple du Fonds national de prévention, d'éducation et d'information sanitaire (1).
L'IGAS met aussi le projecteur sur les progrès rapides des technologies de traduction numérique sur lesquelles il convient selon elle, d'exercer une veille attentive (1).
En somme, passer d'expériences ponctuelles à la généralisation de l'interprétariat professionnel au service des soins
Les quelques expériences françaises pilotes et l'étude menée par l'IGAS montrent l'intérêt et la faisabilité d'un accès généralisé à l'interprétariat professionnel en situation de soins. Certains acteurs d'Alsace, des Pays de la Loire et de la région rennaise ont fait la preuve qu'à force d'inventivité et de ténacité, la mise à disposition d'un interprétariat sous forme présentielle, téléphonique ou de visioconférence peut devenir réalité dans les soins de premier recours. Pour améliorer la qualité des soins, il est souhaitable que les autorités françaises tirent des leçons de ces engagements et de ces préconisations sans plus attendre.
Synthèse élaborée collectivement par la Rédaction
sans aucun conflit d'intérêts
©Prescrire
Notes
a- Créée en 1975, l'association Migrations santé Alsace a pour objet « de promouvoir, pour les migrants et leur famille, l'accès et l'exercice du droit à la santé tel qu'affirmé par l'article 25.1 (version 1947) de la Déclaration universelle des Droits de l'Homme, ainsi que l'accès aux droits sociaux et éducatifs contribuant ainsi à une meilleure insertion sociale ; de veiller à l'égalité de traitement et à la non-discrimination dans les soins ; de lutter contre les discriminations en particulier celles fondées sur la langue, l'origine nationale, ethnique ou une prétendue race » (réf. 24).
b- Créée en 1970, l'association ISM Interprétariat a pour missions de développer des activités d'interprétariat, de traduction, d'écrivain public et d'informations juridiques. Ses prestations d'interprétariat se font sous trois modalités : en présentiel, par visioconférence ou par téléphone (réf. 25).