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Prix Prescrire 2019

Prix Prescrire 2019 : 3 ouvrages analysés dans la rubrique "Lu pour vous" ont été primés par la Rédaction

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Schizophrènes au XXe siècle. Des effets secondaires de l'histoire


Schizophrènes aux XXe siècle Inventée au début du 20e siècle en remplacement de la "démence précoce", la schizophrénie devient rapidement l'une des maladies psychiques prépondérantes dans les diagnostics psychiatriques, malgré une définition floue (1). Dans son ouvrage "Schizophrènes au XXe siècle", l'historien Hervé Guillemain montre qu'elle ne relève pas uniquement de critères médicaux. Il décrit aussi des facteurs sociaux, politiques et administratifs qui ont influencé en France la façon dont cette maladie a été diagnostiquée et prise en charge (a)(2). Il s'appuie sur l'analyse méthodique de 500 dossiers de patients diagnostiqués schizophrènes de 1912 à 1960, tirés au sort dans les archives de cinq hôpitaux français. Il a aussi utilisé des lettres de patients et de leur entourage, des archives hospitalières et de multiples références bibliographiques.

Une surreprésentation de domestiques et de dactylographes

Jusqu'aux années 1950, les femmes sont majoritaires parmi les personnes diagnostiquées schizophrènes. Certains profils sont récurrents. Dans les archives des années 1920 à 1940, l'auteur recense un grand nombre de jeunes femmes qui ont quitté la campagne pour travailler comme domestiques à Paris. Dans les années 1940 à 1960, les employées de bureau deviennent majoritaires : en 1940, une patiente schizophrène sur cinq est dactylographe.

Les récits retracés à partir des dossiers montrent des trajectoires de femmes espérant s'émanciper en "montant" à la capitale. Certaines expérimentent le rôle effacé, voire humiliant, de "bonnes à tout faire" ; d'autres, "dactylos", subissent la taylorisation, ravalées au rang de machine. Elles se heurtent à un mur social avant de connaître les murs de l'institution asilaire.

Le poids de la norme sociale est visible aussi dans la description des défauts de la tenue vestimentaire ou du désordre de la chevelure, assimilés à des signes de schizophrénie. Ce prisme social s'accompagne d'une vision politique, conservatrice et antiféministe : ces jeunes femmes étiquetées schizophrènes après avoir tenté de s'affranchir du rôle de « reine du foyer » seraient inaptes à la modernité.

Le rapport entre souffrances sociales et maladie psychique en question

L'auteur met en évidence les caractéristiques sociales communes à de nombreux patients autrefois diagnostiqués comme schizophrènes. Ce diagnostic était-il alors porté en raison d'un jugement social, ou avait-il un fondement médical ? Si un trouble psychique existait, avait-il contrarié l'émancipation sociale, ou en découlait-il ? À la lecture de l'ouvrage, des questions similaires restent en suspens pour interpréter une autre situation liée au contexte social : la présence significative de migrants d'Europe centrale et orientale parmi les patients schizophrènes dans l'entre-deuxguerres. Leur récent déracinement était-il à la source d'une réelle psychose, et/ou le diagnostic relevait-il d'une stigmatisation sociale ?

Une logique administrative

La schizophrénie a été définie comme une maladie chronique et incurable. Dès lors, l'introduction de ce diagnostic a permis aux hôpitaux de faire le tri entre patients aigus et chroniques. Les établissements parisiens, manquant de lits dans les années 30, ont choisi de transférer un grand nombre de leurs patients schizophrènes en province, dans des asiles isolés. Ces "relégations" gestionnaires, calculées au plus faible coût, ont causé de graves préjudices : rupture des liens familiaux, mortalité élevée dans les mois après le transfert ou long internement.

Une définition de la schizophrénie mouvante dans le temps

À travers les dossiers de patients analysés par l'auteur, mis en lien avec les débats scientifiques en France et en Allemagne, les critères savants de diagnostic apparaissent si changeants qu'ils peuvent s'apparenter à des « modes ». Certains cas relevant, dans de précédents diagnostics, d'une mélancolie ou d'une hystérie, ont glissé vers les termes de "démence précoce" d'abord, de "schizophrénie" ensuite.

En détaillant cette évolution, l'auteur interroge le bien-fondé de la classification des maladies psychiques, les circonstances et les raisons de leur naissance et de leur mort. Outre l'influence sur la durée d'hospitalisation, cette classification a aussi eu pour conséquence l'expérimentation sur ces patients de thérapies extrêmes comme la lobotomie. Le dernier chapitre aborde les espoirs et déceptions après l'arrivée des neuroleptiques.

L'étude s'arrête dans les années 1970, mais elle alimente la réflexion contemporaine sur ce que recouvre le terme de schizophrénie, critiqué, voire délaissé, comme au Japon en 2002, au profit de "trouble de l'intégration", afin de rendre le diagnostic moins stigmatisant (1,2).

©Prescrire 3 octobre 2019

"Prix Prescrire 2019" Rev Prescrire 2019 ; 39 (432) : IV de couverture. (pdf, accès libre)

"Lu pour vous. Schizophrènes au XXe siècle. Des effets secondaires de l'histoire" Rev Prescrire 2019 ; 39 (430) : 628. (pdf, réservé aux abonnés)

> Télécharger le Règlement du Prix Prescrire (Pdf)

Note :
a- Hervé Guillemain a également écrit "La méthode Coué", ouvrage présenté dans Prescrire en 2010 (réf. 3).

Extraits de la veille documentaire Prescrire.
1- Prescrire Rédaction "Histoire(s). La schizophrénie, histoire mouvementée d'un diagnostic" Rev Prescrire 2018 ; 38 (416) : 468.
2- Guillemain H "Schizophrènes au XXe siècle. Des effets secondaires de l'histoire" Alma Éditeur, 2018 : 317 pages, 22 euros. Disponible auprès de l'Appel du livre. L'Appel du Livre est une librairie par correspondance qui peut vous procurer tout ouvrage non épuisé, publié en France ou hors de France. Site internet : www.appeldulivre.fr.
3- Guillemain H "La méthode Coué. Histoire d'une pratique de guérison au XXe siècle" Éditions du Seuil, Paris 2010 : 398 pages. Présenté dans : Rev Prescrire 2010 ; 30 (326) : 949.

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