Une initiative de praticiens de terrain La
mise en place d'un réseau bien organisé est devenue une évidence
lors du débat qui a suivi la publication en septembre 1990 d'un éditorial
de la revue Prescrire titré "Un an sans VM". Cet éditorial
proposait, à titre expérimental, un sevrage d'un an de la visite
médicale, et un bilan en termes de temps libéré pour d'autres
activités, de découverte de nouvelles sources d'information, de
manques ressentis, etc. Un débat vif et riche s'en est suivi, sous forme
de courriers d'abonnés médecins généralistes ou praticiens
hospitaliers, de visiteurs médicaux, de dirigeants de firmes pharmaceutiques.
Certains abonnés ont décidé de rejoindre pour un an ceux
qui avaient d'ores et déjà cessé de recevoir les visiteurs
médicaux. D'autres ont déclaré qu'ils préféraient
contribuer à une étude d'observation sur le contenu de la visite.
De multiples précautions méthodologiques ont permis de limiter
les biais inhérents au fonctionnement d'un réseau de type "sentinelle".
Les résultats obtenus ont été remarquablement cohérents
au fil des années.
De multiples mesures d'encadrement
de la visite médicale, sans effet constaté sur le terrain Les
dispositions européennes et/ou nationales se sont multipliées depuis
les années 1990, avec l'objectif affiché de mieux encadrer la visite
médicale, et d'en faire un moyen de formation des professionnels de santé :
1992 : carte professionnelle et formation des visiteurs ;
1996 : remise "obligatoire" de certains documents ; depuis
1997, la fiche d'observation standardisée remplie par les membres du Réseau
leur a permis de cocher si l'avis de la Commission française de la transparence
leur était remis. Il l'a été dans moins de 5 % des cas
en moyenne de 1998 à 2005 ; depuis les années 1980 :
codes d'éthique et résolutions internationales. Les organisations
représentatives des firmes pharmaceutiques au niveau national et les États
ont également élaboré divers codes et chartes. La France
s'était déjà distinguée dans les années 1990
par une "loi anti-cadeaux" qui n'a guère bouleversé les
habitudes. Elle s'est à nouveau distinguée en 2004 avec la construction
d'un curieux échafaudage juridique visant à « encadrer
les pratiques commerciales et promotionnelles qui pourraient nuire à la
qualité des soins » : la Charte de la visite médicale ;
2004 : la Charte de la visite médicale "à la française".
L'ensemble des dispositions législatives, réglementaires, déontologiques,
ou pseudo-réglementaires prises depuis bientôt une quinzaine d'années
n'a en fait rien changé aux pratiques de la visite médicale.
Le
discours des visiteurs met avant tout en relief l'efficacité des médicaments
qu'ils présentent, dans des indications qui ne correspondent pas toujours
à celles de l'autorisation de mise sur le marché. Mais les risques
que les médicaments font courir sont occultés dans les trois quarts
des visites.
Une tendance à la dégradation
liée au contexte concurrentiel Les quatre derniers bilans
annuels de l'activité du Réseau montrent les conséquences
pratiques des mesures prises par les firmes du fait de restructurations industrielles
(fusions, acquisitions, mondialisation), d'une baisse vertigineuse de l'innovation,
et d'une concurrence exacerbée. À partir de 2003, les nouveautés
présentées sont devenues essentiellement des isomères, des
métabolites et des "me too" appartenant toujours aux mêmes
familles (coxibs, sartans, triptans, prazoles, dronates, etc.). Dans le même
temps, les méthodes utilisées par les firmes ou leurs prestataires
pour convaincre les praticiens sont apparues plus sophistiquées. Les sommes
dépensées en promotion sont d'ailleurs devenues impressionnantes,
allant jusqu'au milliard de dollars pour le lancement mondial d'une énième
statine. En 2005, le constat des observateurs membres du Réseau a confirmé
les tendances décrites dans la presse de l'industrie : moins de visiteurs-maison
et plus de prestataires ; plus d'outils informatiques de suivi des médecins ;
une orientation plus nette de la visite vers les "gros prescripteurs"
à fort potentiel. Dans le même temps, les visiteurs sont apparus
toujours plus agressifs vis-à-vis des firmes concurrentes, très
loin de la loyauté décrite dans la Charte de la visite médicale. Ces
tendances encore constatées en 2006, dans les derniers mois d'activité
du Réseau, sont le reflet de la situation de crise dans laquelle se trouvent
les firmes pharmaceutiques, crise qui dépasse largement le cadre français,
comme en témoignent de nombreux ouvrages récemment publiés.
Au-delà du Réseau, un mouvement "Non
merci
" international, en réaction aux pratiques promotionnelles
des firmes La participation à un tel Réseau amène
les observateurs à se former sur les médicaments, pour décrypter
les assertions des visiteurs. Elle les conduit souvent à décider
de ne plus recevoir les visiteurs, et à choisir des sources d'information
indépendantes et fiables.
Tout au long de ces 15 années d'activité,
le Réseau des abonnés de la revue Prescrire a suscité l'intérêt
de médias et d'institutions, en France et dans le monde ; il a échangé
avec d'autres équipes réalisant dans différents pays des
travaux sur la visite médicale, ainsi qu'avec des mouvements, aujourd'hui
plus nombreux, de refus de la visite au profit de sources d'information de qualité.
Des
expériences analogues et d'autres travaux réalisés dans le
monde aboutissent au même constat. Et un large mouvement se développe
en faveur d'un exercice professionnel hors de la sphère d'influence des
firmes pharmaceutiques.
Il est temps de passer à
l'étape suivante La démonstration est faite, et pas seulement
en France : la visite médicale n'est pas un vecteur d'information
utile pour les professionnels de santé qui privilégient la qualité
des soins. Elle reste un outil promotionnel précieux pour les firmes, mais
ne doit pas être confondue avec une source de données fiables.
Il
ne servirait guère de prolonger l'activité du Réseau d'observation
de la visite médicale dans sa forme actuelle. D'autres recherches-actions
seront plus utiles dans la prochaine période, sur d'autres moyens promotionnels
utilisés par les firmes commercialisant des "produits de santé",
pour influencer les professionnels de santé et le public. Un premier projet
est en préparation sur un thème spécifique à la France :
l'application de la Charte de la visite médicale, telle que l'envisage
la Haute autorité de santé, offrira aux abonnés intéressés
une occasion de participer à un réseau de terrain sur un sujet important.
En
routine, les praticiens peuvent sans dommage ne pas recevoir les visiteurs médicaux
et utiliser le temps ainsi dégagé pour mieux se former et s'informer
auprès de sources fiables.
©La revue Prescrire
1er mai 2006 Rev Prescrire 2006 ; 26 (272) : 383-389. |