En
France, les médecins se singularisent depuis longtemps par la forte proportion
moyenne de médicaments récents qu'ils prescrivent (1). En 2001 par
exemple, les spécialités pharmaceutiques remboursables de moins
de 10 ans et de moins de 5 ans représentaient respectivement 38 % et 22
% du montant des médicaments remboursables (2). La même année,
en Allemagne, la part de marché des spécialités remboursables
de moins de 10 ans était de 26 % seulement (2). Lien
entre promotion des firmes, visite médicale et prescription
Une équipe de l'Institut de recherche et documentation en économie
de la santé (Irdes) (ex-Centre de recherche, d'études et de documentation
en économie de la santé (Credes)) a cherché à analyser
la pénétration des médicaments dits "innovants"
dans les prescriptions des médecins libéraux, en France, au regard
notamment de l'investissement promotionnel des firmes pharmaceutiques lors du
lancement d'une spécialité sur le marché (a)(2). Les auteurs
ont comparé les prescriptions colligées sur la période fin
1992 à mi-1998 par l'"Enquête permanente sur la prescription
médicale" de la société IMS-Health (panel de 1 600 prescripteurs)
aux investissements promotionnels des firmes (2). Les auteurs ont identifié
179 nouvelles spécialités contenant un nouveau principe actif et
mises sur le marché pendant leur période d'étude (soit 7
% de l'ensemble des spécialités mises sur le marché). Ils
ont retenu deux classes de médicaments (antidépresseurs thymoanaleptiques
et macrolides) permettant d'avoir des effectifs suffisants de médecins
prescripteurs (b)(2). Sur la période d'étude, cinq nouveaux macrolides
et six nouveaux antidépresseurs ont été mis sur le marché
(2). L'étude a comparé le nombre total de lignes prescrites par
les médecins, par trimestre, avec l'investissement promotionnel global
des firmes pharmaceutiques pour les médicaments concernés, et avec
l'investissement pour la visite médicale. Quel que soit le médicament
étudié, le nombre de lignes prescrites par trimestre a été
fortement corrélé à l'investissement promotionnel des firmes.
À chaque action promotionnelle correspondait une augmentation du nombre
de prescriptions des médecins, lequel nombre décroissait entre deux
campagnes (courbes en dents de scie parallèles) (2). Lien
entre encarts publicitaires et chiffre d'affaires d'un médicament L'enquête
de l'Irdes a l'intérêt de montrer l'impact global de la promotion
des firmes sur les prescriptions en France. Une autre enquête a été
réalisée, en France, dans le cadre d'une thèse de médecine,
portant sur la classe des antihypertenseurs (3). L'auteur a comparé
le nombre d'encarts publicitaires publiés dans la presse médicale
française entre 1991 et 2001, et le chiffre d'affaires des médicaments
correspondants (diurétiques, inhibiteurs de l'enzyme de conversion (IEC),
antagonistes de l'angiotensine II (alias sartans), etc.). Le parallélisme
entre la publicité dans les journaux professionnels et la prescription
de certains médicaments est frappant. Entre 1991 et 2001, dans le nombre
total d'encarts consacrés à des médicaments antihypertenseurs,
la proportion d'encarts pour diurétiques a régressé de 15,5
% à 8,7 %, et celle pour IEC a régressé de 43,3 % à
23,6 %. Entre 1995 et 2001, le nombre d'encarts pour les "sartans" a
progressé de 8,6 % à 35,6 % du total des encarts pour antihypertenseurs
(3). Les chiffres d'affaires dégagés par ces différents
médicaments ont évolué de manière parallèle
à l'évolution des encarts : le chiffre d'affaires a stagné
pour les diurétiques (1 016 millions de francs en 1991 à 998 millions
en 2001), peu progressé pour les IEC (de 2,3 milliards à 2,7 milliards
de francs), sur un marché des antihypertenseurs en nette croissance. Le
chiffre d'affaires des "sartans" a bondi de 43 millions de francs en
1995 à 2,6 milliards de francs en 2001 (c)(3).
La
publicité est efficace Visite médicale et encarts publicitaires
ne sont bien sûr pas les seuls déterminants de la prescription de
nouveaux médicaments. Mais ils sont suffisamment influents pour justifier
de lourds investissements de la part des firmes. Les firmes et les agences de
publicité disposent d'ailleurs de nombreuses études montrant l'efficacité
de leurs actions promotionnelles. L'une de ces études a ainsi montré
que les encarts publicitaires étaient efficaces et rentables par eux-mêmes
(retour sur investissement de 2,39 dollars par dollar dépensé en
promotion) et accroissaient également l'efficacité des autres tactiques
commerciales (4). En 2001, les firmes pharmaceutiques ont déclaré
avoir consacré 11 % de leur chiffre d'affaires France à l'"information"
et à la publicité (visite médicale, échantillons,
congrès, presse médicale, etc.), soit la somme considérable
d'environ 2,2 milliards d'euros (5). Les médicaments de moins d'un
an ont été à l'origine de 32 % de la croissance globale du
marché pharmaceutique français en 2003, contre 21 % en 2002 (d)(6).
Une matière à réflexion pour ceux qui prétendent
conserver leur "libre arbitre" et ne pas céder aux sirènes
de la publicité. Une matière à réflexion surtout pour
ceux qui en France acceptent que les firmes fixent des prix très élevés
pour les nouveaux médicaments, leur permettant ainsi d'investir massivement
en promotion. ©La revue Prescrire 15 septembre
2005 Rev Prescrire 2005 ; 25 (264) ; 623. _________
Notes a- Les auteurs de l'enquête de l'Irdes
ont retenu comme définition du médicament "innovant",
un médicament composé d'au moins un nouveau principe actif (réf.
2). Selon l'International Society of Drug Bulletins, le terme "innovation"
recouvre trois concepts : commercial (nouveaux produits), technologique, et celui
de progrès thérapeutique (par comparaison avec les traitements déjà
existants) (réf. 7). b- Les prescriptions incluses dans l'étude
ont été, pour les antibiotiques, les prescriptions réalisées
par les médecins généralistes, les oto-rhino-laryngologistes
et les pneumologues chez les patients de plus de 18 ans, et, pour les antidépresseurs,
celles réalisées par les médecins généralistes
et les psychiatres pour la même tranche d'âge (réf. 2). c-
Cette évolution n'est pas justifiée par l'évaluation clinique
de ces antihypertenseurs récents. En 2005, certains diurétiques
thiazidiques sont toujours les antihypertenseurs qui ont la meilleure balance
bénéfices-risques (réf. 8, et dans le numéro 264 de
la revue Prescrire page 615). d- Au-delà des différences entre
les appréciations de la revue Prescrire, de la Commission de la transparence
en France, ou de l'Agence suédoise du médicament, il apparaît
pourtant sans conteste que seule une petite minorité de médicaments
récemment mis sur le marché apportent des progrès thérapeutiques
tangibles (réf. 9, et dans le numéro 264 de la revue Prescrire,
pages 622-623). _________ Références
1- Prescrire Rédaction "Consommation pharmaceutique en France
et ailleurs" Rev Prescrire 1996 ; 16 (159) : 165. 2- Auvray L et coll.
"La diffusion de l'innovation pharmaceutique en médecine libérale
: revue de la littérature et premiers résultats français"
Centre de recherche, d'études et de documentation en économie de
la santé Questions d'économie de la santé 2003 ; (73) : 1-8.
3- Charbit O "Influence de la publicité pharmaceutique sur la
prescription" Thèse de doctorat en médecine générale.
Université Paul Sabatier Toulouse III 2003 : 136 pages. 4- AMP "The
value of medical journal advertising". Site internet http://www.amponline.org
consulté le 18 août 2004 (sortie papier disponible : 10 pages). 5-
LEEM "L'information médicale et la publicité" Site internet
http://www.leem.org consulté le 18 août 2004 (sortie papier disponible
: 1 page). 6- Amar E "Les dépenses de médicaments remboursables
en 2003" Direction de la recherche, des études, de l'évaluation
et des statistiques Études et Résultats 2004 (324) : 8 pages. 7-
International Society of Drug Bulletins "Ce que sont les véritables
progrès thérapeutiques dans le domaine du médicament"Rev
Prescrire 2002 ; 22 (225) : 140-145. 8- Prescrire Rédaction "Hypertension
artérielle de l'adulte" Rev Prescrire 2004 ; 24 (253) : 601-611 +
2005 ; 25 (257) : II de couverture. 9- Prescrire Rédaction "Amélioration
du service médical rendu (ASMR) : en France, la Commission de la transparence
n'est pas assez exigeante" Rev Prescrire 2004 ; 24 (256) : 859-864. |