Fidéliser
le client est le rêve de quiconque fait profession de vendre. Les grandes
firmes pharmaceutiques en rêvent aussi, dans leur puissant mouvement de
banalisation de la consommation pharmaceutique et de marchandisation des médicaments.
Car elles savent qu'il est bien moins coûteux de fidéliser un client
que d'en trouver un nouveau : six fois moins coûteux, selon certaines études.
Et elles estiment qu'elles perdent chaque année 30 milliards de dollars
de ventes (sur 600 milliards de ventes mondiales), parce que des patients interrompent
leur traitement. Depuis
quelques années, les firmes pharmaceutiques ont investi dans la fidélisation
de leurs "clients", les patients, sous prétexte de les aider
à bien suivre leurs traitements chroniques. L'"observance" des
traitements, le fait que le patient suive les recommandations des professionnels
de santé qui l'ont conseillé (médecin et pharmacien), a ses
bons et ses mauvais côtés. Il est dommage parfois que le patient
interrompe son traitement trop tôt. Parfois, le patient a bien raison de
l'interrompre en raison d'effets indésirables trop importants, par exemple,
ou parce que le traitement est inefficace. En tout état de cause, la poursuite
ou non du traitement, médicamenteux ou non, est une affaire délicate,
à discuter entre patient et professionnels de santé. L'intrusion
des firmes pharmaceutiques dans l'"accompagnement" des patients à
bien suivre leur traitement a commencé aux États-Unis d'Amérique,
où la marchandisation des médicaments est plus avancée qu'en
Europe. Là-bas le prix des médicaments est libre, les firmes peuvent
faire de la promotion auprès du public pour des médicaments de prescription,
et les "programmes d'aide à l'observance", forme sophistiquée
de cette publicité, se multiplient. Ces
programmes arrivent en France, par la petite porte. Les députés
français doivent bientôt se prononcer sur un projet de loi "d'adaptation
au droit communautaire dans le domaine du médicament". Son article
29-10 prévoit d'autoriser le gouvernement à légaliser les
"actions d'accompagnement des patients soumis à des traitements médicamenteux,
conduites par les établissements pharmaceutiques" par voie d'ordonnance,
et donc sans possibilité pour le Parlement d'en débattre. Et alors
même que ces programmes s'apparentent à de la publicité grand
public pour médicaments de prescription, publicité qui est précisément
interdite en Europe par le droit communautaire !. Ce
projet d'ordonnance prévoit que les firmes pourront mettre en place des
"dispositifs individualisés (relance téléphonique, numéro
vert, éducation personnalisée pour les patients, envoi d'infirmiers
à domicile, etc.)". Ainsi la boucle serait bien bouclée dans
un monde organisé par les firmes pharmaceutiques : forte implication dans
la "formation" initiale et continue des professionnels et dans l'"information"
des patients, influences déterminantes dans le processus d'autorisation
de mise sur le marché des médicaments, et, pour clore le dispositif,
contrôle au lit du malade qu'il a bien pris toutes ses gélules, et
qu'il atteint bien son quota de consommation
Il
est temps de mettre un terme à cette dérive dangereuse. L'un des
principaux constats d'un rapport sénatorial récent sur le médicament
était l'omniprésence des conflits d'intérêts et la
confusion des genres qui sévit dans le monde médico-pharmaceutique.
Avec ces "programmes d'aide à l'observance", la confusion des
genres serait totale ; car comment imaginer qu'une firme, juge et partie, soit
en mesure d'expliquer à un patient qu'il devrait mieux arrêter son
traitement, ou en changer pour prendre un traitement d'une firme concurrente ?
Les patients que nous
sommes tous ont besoin que les parlementaires débattent sur le fond du
sujet ; et commencent par refuser d'en être dessaisis par voie d'ordonnance. ©La
revue Prescrire 15 novembre 2006 |