Revue Prescrire, article en une, anorexigènes février 2003
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Anorexigènes ("coupe-faims") : les leçons des arrêts du Tribunal européen
 
Une réglementation européenne claire et harmonisée est plus que jamais nécessaire.
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La saga des anorexigènes
D'atermoiements en tergiversations, de nombreuses années se sont écoulées avant le retrait des autorisations de mise sur le marché de plusieurs anorexigènes amphétaminiques. Mais un surprenant arrêt du Tribunal européen de première instance, du 26 novembre 2002, vient d'annuler la décision de la Commission européenne du 9 mars 2000 ayant retiré les autorisations de mise sur le marché d'une série de spécialités anorexigènes. À suivre.
Itinéraire mis à jour le 1er novembre 2003 (20 articles)

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Le 26 novembre 2002, un arrêt du Tribunal européen de première instance a annulé une décision de la Commission européenne relative à certains anorexigènes (1).
Les faits à l'origine du litige remontent au 9 mars 2000, date à laquelle la Commission européenne a adopté trois décisions ordonnant aux États membres de l'Union européenne de retirer les autorisations de mise sur le marché (AMM) de 10 anorexigènes amphétaminiques (a).
Des firmes commercialisant 5 de ces anorexigènes ont demandé l'annulation des décisions (2). Un arrêt analogue a été rendu le 28 janvier 2003 pour deux autres anorexigènes connus pour leurs effets indésirables cardiovasculaires : la fenfluramine et la dexfenfluramine (3).

Une histoire en deux étapes

Pour bien comprendre les arguments des deux parties et le raisonnement du tribunal, il faut garder en mémoire que les anorexigènes en question avaient fait l'objet d'une première mesure en 1996 (1).

Le CPMP (Commission européenne d'aurorisation de mise sur le marché) avait été saisi en 1995 par l'Allemagne, préoccupé par les risques que présentaient ces anorexigènes, en particulier le risque d'hypertension artérielle pulmonaire.

Dans son rapport d'évaluation, le CPMP avait confirmé ce risque, mais estimé que la balance bénéfices-risques des substances concernées pouvait rester favorable sous réserve de modifier les résumés des caractéristiques des produits (RCP). Par une décision du 9 décembre 1996, la Commission avait enjoint les États membres de modifier les RCP, notamment aux chapitres indications (le traitement ne devait être qu'un " adjuvant " au régime alimentaire), posologie (traitement de 4 à 6 semaines, 3 mois au maximum), contre-indications (hypertension artérielle pulmonaire et autres affections cardiovasculaires, certaines affections psychiatriques), mises en garde, etc.

Les trois décisions prises en 2000 par la Commission et qui ont cette fois demandé le retrait des AMM des spécialités en cause, ont fait suite à des saisines de la Belgique ou de l'Autriche (selon les substances). Les trois rapports d'évaluation du CPMP, sollicité comme en 1996, ont abouti, à quelques nuances près, à une conclusion commune : la balance bénéfices-risques des anorexigènes concernés ne pouvait plus être considérée, en 1999, comme favorable. Les risques avérés et potentiels restaient les mêmes, mais l'efficacité thérapeutique faisait défaut au regard de recommandations sur la prise en charge de l'obésité. En particulier, les rapports du CPMP soulignaient l'absence d'effet tangible, durable, sur la perte de poids, et l'impossibilité d'utiliser ces anorexigènes à long terme en raison de leurs effets indésirables. La Commission a demandé en conséquence aux États membres le retrait des AMM (4).

Deux niveaux de contestations

Les firmes demandant l'annulation des décisions de la Commission ont soutenu d'une part que la Commission n'était pas compétente pour prendre de telles décisions, et d'autre part que les décisions n'étaient pas étayées par des données nouvelles (b).

Qui sème le flou réglementaire récolte la contestation

Les décisions contestées remontent à une époque encore proche, où l'harmonisation des procédures d'AMM en Europe (prévues par les directives 65/65/CEE, 75/318/CEE et 75/319/CEE) était encore fragile. En particulier, trois procédures coexistaient de manière encore imparfaitement rodée : la procédure centralisée (AMM octroyée par la Commission européenne, après évaluation à l'Agence européenne, et valable aussitôt pour tous les pays de l'Union), la procédure nationale (accordée dans chaque pays pour son propre marché), et la procédure par reconnaissance mutuelle entre États (devenue obligatoire seulement depuis 1998 pour commercialiser dans plusieurs États).
Les articles 10 à 15 bis de la Directive 75/319/CEE, qui prévoient la saisine du CPMP pour différents motifs, sont rédigés de telle sorte que leur interprétation peut varier (c). Certains considèrent que le CPMP peut être saisi mais seulement pour avis consultatif, d'autres considèrent que sa saisine entraîne une procédure d'arbitrage conduisant à une décision de la Commission qui contraint les États membres, quel que soit le type d'AMM.
Sans entrer ici dans le détail des interprétations, des articles 12 et 15 bis en particulier, on imagine bien qu'elles varient beaucoup selon les enjeux : selon qu'il s'agit simplement d'harmoniser un RCP ou bien d'envisager un retrait d'AMM ; selon que le demandeur de la saisine est un État membre, une firme ou la Commission elle-même ; etc.
Dans l'affaire des anorexigènes, les firmes considèrent que leurs AMM ayant été, à l'époque, obtenues par des procédures nationales (sans reconnaissance mutuelle), la saisine du CPMP ne peut entraîner de décision européenne contraignante. Le tribunal de première instance leur a donné raison le 26 novembre 2002, considérant que l'harmonisation des RCP pouvait être de la compétence de la Commission, mais que le retrait d'AMM alors nationales restait de la compétence des États membres.

Où la cohérence scientifique peut être bafouée par l'interprétation restrictive de la réglementation
Plus préoccupante est la conclusion du tribunal sur la manière dont a été réévaluée la balance bénéfices-risques des anorexigènes concernés.
L'arrêt commence par mettre en exergue les principes qui fondent la réglementation européenne du médicament, et plus largement le Traité de l'Union : protection de la santé et du consommateur, importance prépondérante de cette protection par rapport aux intérêts économiques, réévaluation nécessaire de la balance bénéfices-risques des médicaments, principe de précaution lorsque des incertitudes subsistent.
Mais lorsqu'il s'agit d'interpréter l'article 11 de la Directive 65/65/CEE qui reste le texte de référence sur les retraits d'AMM (c), le tribunal le fait de manière très stricte. Cet article stipule : " Les autorités compétentes des États membres suspendent ou retirent l'autorisation de mise sur le marché lorsqu'il apparaît que le médicament est nocif dans les conditions normales d'emploi ou que l'effet thérapeutique fait défaut ou enfin que le médicament n'a pas la composition qualitative et quantitative déclarée. L'effet thérapeutique fait défaut lorsqu'il est établi que le médicament ne permet pas d'obtenir de résultats thérapeutiques (…) ".
Le tribunal observe qu'en matière de "nocivité", le CPMP n'a pas fait état dans ses rapports d'évaluation de 1999 de données nouvelles décisives quant à la démonstration du risque d'hypertension artérielle pulmonaire ou de valvulopathies lié à ces anorexigènes. Le CPMP a considéré que " les risques présentés par les substances considérées n'ont pas changé depuis 1996 ".
En matière d'effet thérapeutique, le CPMP s'est référé aux recommandations en vigueur en 1999 sur la prise en charge de l'obésité pour considérer que les anorexigènes amphétaminiques n'avaient pas d'efficacité démontrée. Le tribunal a examiné ces recommandations européennes (Note for Guidance du CPMP) et nationales (du Royal College of Physicians de Grande Bretagne, et de l'American Society for Clinical Nutrition) et n'y a pas trouvé de " critère nouveau de l'appréciation d'un traitement ". Il y a bien trouvé que le traitement de l'obésité doit être " global ", et que la " pharmacothérapie constitue uniquement un traitement adjuvant ", mais il a considéré que cela figure bien sur le RCP des spécialités en cause.
In fine, le tribunal a considéré qu'au regard de la réglementation en vigueur, il n'y avait pas de donnée nouvelle justifiant le retrait des AMM de ces anorexigènes.

Pour une réglementation au service réel de la santé
Quelles que soient les suites de cette affaire, ce jugement de première instance montre de manière éclatante qu'il est urgent de parvenir à une réglementation européenne du médicament claire, précise et harmonisée. Il montre aussi la nécessité d'étayer très solidement les décisions administratives et de les prendre sans tarder, sans mesure intermédiaire mitigée.
En toute cohérence scientifique et médicale, il y a mieux à faire pour aider les obèses que de leur prescrire des amphétamines. Mais l'utilisation habile des textes par des avocats de plus en plus rodés peut s'opposer à cette cohérence. Seule une réglementation limpide, une évaluation et une réévaluation poussées des médicaments, garantiront des décisions incontestables et utiles aux patients.
La révision de la réglementation européenne du médicament, au service réel de la santé, est impérative. Et l'action pour y parvenir est on ne peut plus nécessaire.

©La revue Prescrire 15 février 2003
Rev Prescr 2003 ; 23 (236) : 103-104.
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Notes
a- Les substances concernées étaient alors, pour certaines, commercialisées en France : amfépramone (ex-Anorex° Crinex, ex-Modératan°, ex-Préfamone°, ex-Tenuate Dospan°), clobenzorex (ex-Dinintel°), fenproporex (ex-Fenproprex Deglaude°). D'autres l'avaient été dans le passé : fenbutrazate (ex-Cafilon°), méfénorex (ex-Pondinil°, ex-Incital°), phendimétrazine (ex-Fringanor°), phenmétrazine (ex-Anorex° Pfizer), phentermine (ex-Linyl°). D'autres enfin étaient commercialisés dans d'autres pays d'Europe et non en France : mazindol et norpseudoéphédrine.
b- Les firmes requérantes ont invoqué une série d'autres défaillances telles que le détournement de pouvoir, la méconnaissance des délais prescrits, la violation du droit des entreprises à être entendues, la violation de l'obligation de motivation, etc. (réf. 2).
c- Depuis cette époque, l'ensemble des directives européennes sur le médicament a fait l'objet d'une codification par la Directive 2001/83/CE du 6 novembre 2001 instituant un code communautaire. Les articles 10 à 15 bis de la Directive 75/319/CEE sont devenus les articles 29 à 39 de la Directive 2001/83/CE, et l'article 11 de la Directive 65/65/CEE est devenu l'article 116 de la Directive 2001/83/CE.
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Références
1- Prescrire Rédaction "D'anciens anorexigènes amphétaminiques de retour ?!" Rev Prescr 2003 ; 23 (235) : 20.
2- Arrêt du Tribunal européen de première instance (deuxième chambre élargie) "Médicament à usage humain - Procédures communautaires d'arbitrage - Retrait des autorisations de mise sur le marché - Compétence - Critères de retrait - Anorexigènes : amfépramone, clobenzorex, fenproporex, norpseudoéphédrine, phentermine - Directives 65/65/CEE et 75/319/CEE" 26 novembre 2002 : 47 pages.
3- Arrêt du Tribunal "Médicaments à usage humain - Procédure communautaire d'arbitrage - Retrait des autorisations de mise sur le marché - Compétence - Anorexigènes sérotoninergiques : dexfenfluramine, fenfluramine - Directives 65/65 CEE et 75/319/CEE" 28 janvier 2003 : 15 pages.
4- Prescrire Rédaction "Valvulopathies et hypertension artérielle pulmonaire dues aux anorexigènes (suite)" Rev Prescr 1999 ; 19 (199) : 680-681.