Le 26 novembre 2002, un arrêt du Tribunal européen
de première instance a annulé une décision de
la Commission européenne relative à certains anorexigènes
(1).
Les faits à l'origine du litige remontent au 9 mars 2000, date
à laquelle la Commission européenne a adopté
trois décisions ordonnant aux États membres de l'Union
européenne de retirer les autorisations de mise sur le marché
(AMM) de 10 anorexigènes amphétaminiques (a).
Des firmes commercialisant 5 de ces anorexigènes ont demandé
l'annulation des décisions (2). Un arrêt analogue a été
rendu le 28 janvier 2003 pour deux autres anorexigènes connus
pour leurs effets indésirables cardiovasculaires : la
fenfluramine et la dexfenfluramine (3).
Une histoire en deux étapes
Pour bien comprendre les arguments des deux parties et le raisonnement
du tribunal, il faut garder en mémoire que les anorexigènes
en question avaient fait l'objet d'une première mesure en 1996
(1).
Le CPMP (Commission européenne d'aurorisation de mise sur le
marché) avait été saisi en 1995 par l'Allemagne,
préoccupé par les risques que présentaient ces
anorexigènes, en particulier le risque d'hypertension artérielle
pulmonaire.
Dans son rapport d'évaluation, le CPMP avait confirmé
ce risque, mais estimé que la balance bénéfices-risques
des substances concernées pouvait rester favorable sous réserve
de modifier les résumés des caractéristiques
des produits (RCP). Par une décision du 9 décembre 1996,
la Commission avait enjoint les États membres de modifier les
RCP, notamment aux chapitres indications (le traitement ne devait
être qu'un " adjuvant " au régime alimentaire),
posologie (traitement de 4 à 6 semaines, 3 mois au maximum),
contre-indications (hypertension artérielle pulmonaire et autres
affections cardiovasculaires, certaines affections psychiatriques),
mises en garde, etc.
Les trois décisions prises en 2000 par la Commission et qui
ont cette fois demandé le retrait des AMM des spécialités
en cause, ont fait suite à des saisines de la Belgique ou de
l'Autriche (selon les substances). Les trois rapports d'évaluation
du CPMP, sollicité comme en 1996, ont abouti, à quelques
nuances près, à une conclusion commune : la balance
bénéfices-risques des anorexigènes concernés
ne pouvait plus être considérée, en 1999, comme
favorable. Les risques avérés et potentiels restaient
les mêmes, mais l'efficacité thérapeutique faisait
défaut au regard de recommandations sur la prise en charge
de l'obésité. En particulier, les rapports du CPMP soulignaient
l'absence d'effet tangible, durable, sur la perte de poids, et l'impossibilité
d'utiliser ces anorexigènes à long terme en raison de
leurs effets indésirables. La Commission a demandé en
conséquence aux États membres le retrait des AMM (4).
Deux niveaux de contestations
Les firmes demandant l'annulation des décisions de la Commission
ont soutenu d'une part que la Commission n'était pas compétente
pour prendre de telles décisions, et d'autre part que les décisions
n'étaient pas étayées par des données
nouvelles (b).
Qui sème le flou réglementaire récolte la contestation
Les décisions contestées remontent à une époque
encore proche, où l'harmonisation des procédures d'AMM
en Europe (prévues par les directives 65/65/CEE, 75/318/CEE
et 75/319/CEE) était encore fragile. En particulier, trois
procédures coexistaient de manière encore imparfaitement
rodée : la procédure centralisée (AMM octroyée
par la Commission européenne, après évaluation
à l'Agence européenne, et valable aussitôt pour
tous les pays de l'Union), la procédure nationale (accordée
dans chaque pays pour son propre marché), et la procédure
par reconnaissance mutuelle entre États (devenue obligatoire
seulement depuis 1998 pour commercialiser dans plusieurs États).
Les articles 10 à 15 bis de la Directive 75/319/CEE, qui prévoient
la saisine du CPMP pour différents motifs, sont rédigés
de telle sorte que leur interprétation peut varier (c). Certains
considèrent que le CPMP peut être saisi mais seulement
pour avis consultatif, d'autres considèrent que sa saisine
entraîne une procédure d'arbitrage conduisant à
une décision de la Commission qui contraint les États
membres, quel que soit le type d'AMM.
Sans entrer ici dans le détail des interprétations,
des articles 12 et 15 bis en particulier, on imagine bien qu'elles
varient beaucoup selon les enjeux : selon qu'il s'agit simplement
d'harmoniser un RCP ou bien d'envisager un retrait d'AMM ; selon
que le demandeur de la saisine est un État membre, une firme
ou la Commission elle-même ; etc.
Dans l'affaire des anorexigènes, les firmes considèrent
que leurs AMM ayant été, à l'époque, obtenues
par des procédures nationales (sans reconnaissance mutuelle),
la saisine du CPMP ne peut entraîner de décision européenne
contraignante. Le tribunal de première instance leur a donné
raison le 26 novembre 2002, considérant que l'harmonisation
des RCP pouvait être de la compétence de la Commission,
mais que le retrait d'AMM alors nationales restait de la compétence
des États membres.
Où la cohérence scientifique peut
être bafouée par l'interprétation restrictive
de la réglementation
Plus préoccupante est la conclusion du tribunal sur
la manière dont a été réévaluée
la balance bénéfices-risques des anorexigènes
concernés.
L'arrêt commence par mettre en exergue les principes qui fondent
la réglementation européenne du médicament, et
plus largement le Traité de l'Union : protection de la
santé et du consommateur, importance prépondérante
de cette protection par rapport aux intérêts économiques,
réévaluation nécessaire de la balance bénéfices-risques
des médicaments, principe de précaution lorsque des
incertitudes subsistent.
Mais lorsqu'il s'agit d'interpréter l'article 11 de la Directive
65/65/CEE qui reste le texte de référence sur les retraits
d'AMM (c), le tribunal le fait de manière très stricte.
Cet article stipule : " Les autorités compétentes
des États membres suspendent ou retirent l'autorisation de
mise sur le marché lorsqu'il apparaît que le médicament
est nocif dans les conditions normales d'emploi ou que l'effet thérapeutique
fait défaut ou enfin que le médicament n'a pas la composition
qualitative et quantitative déclarée. L'effet thérapeutique
fait défaut lorsqu'il est établi que le médicament
ne permet pas d'obtenir de résultats thérapeutiques
(
) ".
Le tribunal observe qu'en matière de "nocivité",
le CPMP n'a pas fait état dans ses rapports d'évaluation
de 1999 de données nouvelles décisives quant à
la démonstration du risque d'hypertension artérielle
pulmonaire ou de valvulopathies lié à ces anorexigènes.
Le CPMP a considéré que " les risques présentés
par les substances considérées n'ont pas changé
depuis 1996 ".
En matière d'effet thérapeutique, le CPMP s'est référé
aux recommandations en vigueur en 1999 sur la prise en charge de l'obésité
pour considérer que les anorexigènes amphétaminiques
n'avaient pas d'efficacité démontrée. Le tribunal
a examiné ces recommandations européennes (Note for
Guidance du CPMP) et nationales (du Royal College of Physicians de
Grande Bretagne, et de l'American Society for Clinical Nutrition)
et n'y a pas trouvé de " critère nouveau de l'appréciation
d'un traitement ". Il y a bien trouvé que le traitement
de l'obésité doit être " global ", et
que la " pharmacothérapie constitue uniquement un traitement
adjuvant ", mais il a considéré que cela figure
bien sur le RCP des spécialités en cause.
In fine, le tribunal a considéré qu'au regard de la
réglementation en vigueur, il n'y avait pas de donnée
nouvelle justifiant le retrait des AMM de ces anorexigènes.
Pour une réglementation au service réel
de la santé
Quelles que soient les suites de cette affaire, ce jugement de première
instance montre de manière éclatante qu'il est urgent
de parvenir à une réglementation européenne du
médicament claire, précise et harmonisée. Il
montre aussi la nécessité d'étayer très
solidement les décisions administratives et de les prendre
sans tarder, sans mesure intermédiaire mitigée.
En toute cohérence scientifique et médicale, il y a
mieux à faire pour aider les obèses que de leur prescrire
des amphétamines. Mais l'utilisation habile des textes par
des avocats de plus en plus rodés peut s'opposer à cette
cohérence. Seule une réglementation limpide, une évaluation
et une réévaluation poussées des médicaments,
garantiront des décisions incontestables et utiles aux patients.
La révision de la réglementation européenne du
médicament, au service réel de la santé, est
impérative. Et l'action pour y parvenir est on ne peut plus
nécessaire.
©La revue Prescrire 15 février
2003
Rev Prescr 2003 ; 23 (236) : 103-104.
_________
Notes
a- Les substances concernées étaient alors, pour certaines,
commercialisées en France : amfépramone (ex-Anorex°
Crinex, ex-Modératan°, ex-Préfamone°, ex-Tenuate
Dospan°), clobenzorex (ex-Dinintel°), fenproporex (ex-Fenproprex
Deglaude°). D'autres l'avaient été dans le passé :
fenbutrazate (ex-Cafilon°), méfénorex (ex-Pondinil°,
ex-Incital°), phendimétrazine (ex-Fringanor°), phenmétrazine
(ex-Anorex° Pfizer), phentermine (ex-Linyl°). D'autres enfin
étaient commercialisés dans d'autres pays d'Europe
et non en France : mazindol et norpseudoéphédrine.
b- Les firmes requérantes ont invoqué une série
d'autres défaillances telles que le détournement de
pouvoir, la méconnaissance des délais prescrits, la
violation du droit des entreprises à être entendues,
la violation de l'obligation de motivation, etc. (réf. 2).
c- Depuis cette époque, l'ensemble des directives européennes
sur le médicament a fait l'objet d'une codification par la
Directive 2001/83/CE du 6 novembre 2001 instituant un code communautaire.
Les articles 10 à 15 bis de la Directive 75/319/CEE sont
devenus les articles 29 à 39 de la Directive 2001/83/CE,
et l'article 11 de la Directive 65/65/CEE est devenu l'article 116
de la Directive 2001/83/CE.
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Références
1- Prescrire Rédaction "D'anciens anorexigènes
amphétaminiques de retour ?!" Rev Prescr 2003 ;
23 (235) : 20.
2- Arrêt du Tribunal européen de première instance
(deuxième chambre élargie) "Médicament
à usage humain - Procédures communautaires d'arbitrage
- Retrait des autorisations de mise sur le marché - Compétence
- Critères de retrait - Anorexigènes : amfépramone,
clobenzorex, fenproporex, norpseudoéphédrine, phentermine
- Directives 65/65/CEE et 75/319/CEE" 26 novembre 2002 :
47 pages.
3- Arrêt du Tribunal "Médicaments à usage
humain - Procédure communautaire d'arbitrage - Retrait des
autorisations de mise sur le marché - Compétence -
Anorexigènes sérotoninergiques : dexfenfluramine,
fenfluramine - Directives 65/65 CEE et 75/319/CEE" 28 janvier
2003 : 15 pages.
4- Prescrire Rédaction "Valvulopathies et hypertension
artérielle pulmonaire dues aux anorexigènes (suite)"
Rev Prescr 1999 ; 19 (199) : 680-681.
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