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L'information-santé aux mains des firmes :
la menace grandit
 
Pour la Commission européenne, soutenir la compétitivité de l'industrie pharmaceutique passe notamment par la levée de tout obstacle à une communication directe des firmes vers les patients. Après un premier échec législatif, Commission et firmes restent déterminées à atteindre leur objectif en 2007.
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Publicité grand public pour les médicaments de prescription : abus et confusion
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Une information santé pertinente pour des citoyens responsables
Déclaration du 3 octobre 2006
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"Programmes d'aide à l'observance"
des firmes pharmaceutiques : non merci !

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Pour développer leurs ventes, les firmes pharmaceutiques ont intérêt à faire de la publicité directement auprès du public pour les médicaments soumis à prescription médicale. Mais le cadre législatif européen actuel ne les y autorise pas. Sont seulement autorisées les campagnes concernant les vaccins, et quelques autres exceptions nationales telle la publicité pour les aides au sevrage tabagique en France.
Cet encadrement est en fait déjà interprété de manière fort souple dans différents États membres de l'Union européenne. En outre, selon la définition européenne de la publicité pharmaceutique, il ne concerne pas « les informations relatives à la santé humaine ou à des maladies humaines, pour autant qu'il n'y ait pas de référence même indirecte à un médicament » (1,2).

Logiquement, les firmes pharmaceutiques et leurs organisations représentatives utilisent déjà largement ces possibilités. Elles ont développé, particulièrement durant la dernière décennie, de nombreux outils et méthodes : articles de journaux alertant la population sur tel symptôme ou maladie, invitant parfois à l'"autodiagnostic", et annonçant dans le même temps l'arrivée du médicament prometteur ; émissions radio-télévisées autour de leaders d'opinion réitérant les messages ; campagnes dans les établissements scolaires ; campagnes multimédias dites de "prévention" jusque sur la voie publique ; etc.

Toujours en course pour davantage de compétitivité, les firmes les plus influentes et la Commission européenne, qui soutient leur action, ont décidé, dès la fin des années 1990, de faire lever en Europe tout obstacle, y compris réglementaire, à la communication directe des firmes pharmaceutiques avec le public. Pour y parvenir, elles ont mis en œuvre un plan dont nous rappelons ici les principales étapes.

2001 : la mascarade du "G10", et la tentative échouée de modification de la Directive médicament

En mars 2001, la Commission européenne (Direction générale Entreprises et Direction générale Santé-Protection des consommateurs) a constitué un groupe dit "de haut niveau sur l'innovation et l'accès aux médicaments", alias "G10". Ce groupe était en fait constitué de 13 membres, dont 1 seul représentant des patients, et siégeant au côté des commissaires européens, des ministres de la santé des États membres, du président de GlaxoSmithKline, etc.
Les conclusions de ce groupe de travail, rendues en mai 2002 après seulement trois réunions, et centrées sur les intérêts industriels, ont servi à justifier la proposition de Directive sur le médicament, déjà déposée depuis 2001 devant le Parlement (3).

Projet pilote sur trois maladies chroniques
Le mémorandum de cette proposition, visant à modifier sur de nombreux points, dont la publicité, la Directive 2001/83/CE alors en vigueur, exposait clairement l'objectif : « (…) il est proposé de faire de la publicité [NDLR : c'est bien le mot "advertising" qui est employé dans le texte original en anglais] pour trois classes de médicaments. Ce type d'information serait soumise aux principes de bonnes pratiques adoptées par la Commission, et à la rédaction d'un code de conduite par l'industrie » (4). Les trois maladies concernées par ce projet pilote de la Commission étaient des affections chroniques : l'asthme, le diabète et l'infection par le HIV.

Réaction bienvenue du Parlement européen
Tous les efforts de la Commission et des firmes pour déguiser cette publicité en "information sur les maladies et les traitements" au moyen d'euphémismes divers ont à cette époque été vains.
Le Parlement européen y a clairement vu un "pied dans la porte réglementaire" visant à permettre en Europe, progressivement, la publicité directe pour les médicaments de prescription. Les désastreuses expériences étatsunienne et néo-zélandaise de cette publicité (DTCA en anglais, pour direct-to-consumer advertising), aujourd'hui contestée dans ces deux pays, ont incité les députés à rejeter massivement la proposition de la Commission : l'article 88 portant sur ce sujet a été rejeté par 494 voix contre 42 (5,6,7).

Trois ans plus tard, nouvelle offensive et grands moyens : la mascarade du "Forum pharmaceutique"

Fin 2005, la Commission européenne a remplacé le "G10" par un "Forum pharmaceutique", « plateforme politique de haut niveau » pour poursuivre la « discussion » sur trois thèmes de l'ex-"G10", dont l'information des patients sur les médicaments (a).

Opacité
Ce "forum", beaucoup plus large que l'ex-"G10", est constitué des deux commissaires européens (Entreprises et Santé-Protection des consommateurs), des ministres des États membres, de trois représentants du Parlement européen, des représentants de cinq fédérations européennes représentant l'industrie pharmaceutique, de représentants des professionnels de santé, des patients, des assureurs maladie.
Mais, au 23 octobre 2006, la liste exhaustive des personnes participant au "Forum pharmaceutique" n'est pas rendue publique, pas plus que les critères selon lesquels ces personnes ont été choisies, ni les méthodes de travail du "forum", ni la manière de gérer les conflits d'intérêts. Des témoignages de nombreux participants laissent penser que plusieurs dizaines de personnes font le voyage à Bruxelles pour participer à chacun des trois groupes de travail constitués, dont un sur l'information des patients. Ces témoignages reflètent l'absence de méthode, et l'ambiguïté des objectifs poursuivis. Deux maigres comptes rendus du Comité censé conduire le "forum", et un rapport intermédiaire très général, sont accessibles sur le site de la Commission européenne, mais apportent peu d'informations concrètes (8,9).

Contrevérités
Le discours prononcé le 29 septembre 2006 par le Commissaire européen chargé des entreprises, à l'occasion de la première réunion du "Forum pharmaceutique", après les travaux préliminaires, énonce néanmoins clairement l'objectif (10). Selon ce discours, la situation de l'information-santé en Europe est « non satisfaisante, et même inacceptable ». L'accès à l'information serait très réduit pour ceux qui n'ont pas accès à l'internet et qui ne parlent pas anglais. Il s'agirait donc d'améliorer cet accès à l'"information", et aussi de « créer la confiance des citoyens et des professionnels de santé dans l'information fournie par l'industrie ».
Le Commissaire décrit l'industrie comme la source d'"information", celle qui a « la connaissance, la compétence et les moyens matériels (…) » de la fournir (b)(10). Le Commissaire chargé de la santé et de la protection des consommateurs a pour sa part déclaré que « l'industrie peut aider à fournir une information fiable. Elle veut jouer un rôle légitime dans la communication sur ses produits » (11).
En pratique, la Commission regrette que « sa dernière tentative de moderniser la réglementation » dans ce domaine ait échoué [ NDLR : référence au rejet massif de sa proposition de 2001], et elle annonce qu'elle présentera en 2007 un rapport au Conseil et au Parlement européen pour faire évoluer l'encadrement de l'information des patients (10).

Des "représentants" des patients curieusement acquis aux revendications des firmes

Selon la présentation imprécise du "Forum pharmaceutique" figurant sur le site de la Commission européenne, les patients y seraient représentés par le "European Patients' Forum".

Organisations-écrans
Cette organisation, créée en 2003, apparaît dans un rapport d'enquête publié en juillet 2005 par Health Action International, comme « un modèle d'opacité et de conflit d'intérêts » (12). Le constat est en effet accablant : financement des activités par des firmes pharmaceutiques, organisation d'évènements en collaboration avec des organisations représentatives des firmes, opacité sur le mode de financement lorsqu'il s'est agi pour le European Patients' Forum de représenter les patients au Conseil d'administration de l'Agence européenne du médicament (EMEA) (c). Pourtant c'est à cette organisation que la Commission européenne donne le rôle central chaque fois qu'il s'agit de parler au nom des patients, à propos notamment des besoins en matière d'information-santé.

Financement par les firmes intéressées
L'organisation Friends of Europe (alias Les amis de l'Europe) s'est aussi fait entendre à propos d'information des patients en Europe. Se présentant comme une organisation d'analyse politique et de débat (alias think-tank) indépendante des institutions européennes, elle a publié en septembre 2006 un rapport sur l'information des patients, basé sur des interviews de 15 représentants des acteurs concernés et entièrement financé par Pfizer (d)(13).
Ce document renvoie notamment au European Patients' Forum décrit ci-dessus, et aux conclusions du Cambridge University Informed Patient Project, financièrement soutenu par Johnson & Johnson, pour faire état d'un manque d'information-santé en Europe. Il voit comme « une approche prometteuse » la distinction entre une publicité directe auprès du public, non sollicitée, et qui devrait être interdite, et une « information, même avec un léger contenu promotionnel, qui pourrait être fournie à la demande » et pourrait être autorisée (13).
Ces exemples suffisent à montrer le caractère artificiel de la "concertation" organisée par la Commission européenne autour de l'information des patients.

2007 : une année critique
Après cette phase de préparation, la Commission européenne et les firmes sont décidées à faire de 2007 une année décisive pour la dérégulation de la communication des firmes avec le public. En France, les programmes d'observance organisés par les firmes, dont il est question dans le projet d'ordonnance décrit dans la revue en mai 2006, font partie de cette offensive (14). La concertation organisée par le Ministre français de la santé sur l'information des patients est également à rattacher à ce mouvement (15).
Lors du Forum européen de la santé d'octobre 2006 à Gastein (Autriche), les firmes ont clairement réitéré leur volonté de pouvoir faire de la publicité auprès du public pour tous les médicaments, même si la Fédération européenne des associations de firmes pharmaceutiques continue à parler d'"information source" qu'il conviendrait d'apporter aux patients, et qui ne serait pas de la publicité (16,17).
Un groupe de députés européens, intitulé Patient Information Network (PIN) a lancé un appel à la levée de l'interdiction de la publicité directe auprès du public (18). Il est probable que les conclusions du "Forum pharmaceutique" se traduiront par un projet législatif allant dans ce sens.

Redresser le cap

C'est dans cette perspective que la revue Prescrire, membre de l'International Society of Drug Bulletins, et le Collectif Europe et Médicament ont décidé, en liaison avec Health Action International, le Bureau Européen des Consommateurs et l'Association Internationale de la Mutualité, d'écrire une déclaration conjointe intitulée "Une information-santé pertinente pour des citoyens responsables".
Cette déclaration rappelle le principe simple selon lequel l'information-santé fiable, comparative et adaptée, celle dont les patients ont besoin, ne peut pas être délivrée par des firmes qui, en situation très concurrentielle, ont par définition à promouvoir leurs médicaments au détriment des autres options thérapeutiques et préventives. Elle rappelle également que l'Europe n'est pas le désert d'information que décrivent les firmes et la Commission européenne, et elle répertorie de nombreux exemples positifs.
Elle constitue un outil pour ceux qui, dans la période à venir, voudront agir pour que les patients continuent à bénéficier d'informations indépendantes des intérêts de ceux qui vendent les médicaments.
À suivre.

©La revue Prescrire 1er septembre 2006
Revue Prescrire 2006 ; 26 (278) : 863-865.

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Notes
a- Les deux autres thèmes retenus sont le prix des médicaments et l'"efficacité relative" (réf. 19).
b- Un exemple français permet de replacer ces affirmations dans la réalité quotidienne. Dans une enquête réalisée en 2003 par le Centre de recherche pour l'étude et l'observations des conditions de vie (Crédoc), à la demande de la Direction générale de la santé, sur un échantillon représentatif de 2 007 personnes, il est apparu que 76 % de ces personnes trouvaient " facilement " les réponses à leurs questions de santé, et que seulement 4 % les trouvaient très difficilement. Les interlocuteurs auxquels elles s'adressaient de préférence étaient les médecins (94 %), puis les pharmaciens (30 %), l'internet n'apparaissant qu'en 7e position (4 %) (réf. 20).
c- Cette infraction à l'article 63 du Règlement 726/2004 sur le fonctionnement de l'Agence européenne du médicament a été signalée au Président du Parlement, qui est consulté dans la procédure de nomination des membres du Conseil d'administration de l'Agence, mais l'affaire est restée sans suite notable (réf. 12).
d- Parmi les autres activités de l'organisation Friends of Europe, on peut noter par exemple que son débat sur la Directive Reach (concernant les produits chimiques) a été financé par Unilever (réf. 21).
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Références
1- "Article 86 de la Directive 2001/83/EC", non modifié par la Directive 2004/27/CE. Site internet http://eur-lex.europa.eu consulté le 23 octobre 2006 : 2 pages.
2- "Article L. 5122-1 du Code français de la santé publique". Site internet http://www.legifrance.org consulté le 23 octobre 2006 : 1 page.
3- Prescrire Rédaction "Redresser le cap de la politique du médicament (suite). Troisième partie : la politique du médicament au service de l'industrie" Rev Prescrire 2002 ; 22 (230) : 540-543.
4- Prescrire Rédaction "Redresser le cap de la politique du médicament (suite). Publicité directe au public : la désastreuse expérience américaine" Rev Prescrire 2002 ; 22 (232) : 703-706.
5- Prescrire Rédaction "Europe et médicament. Résultats du vote en première lecture sur les projets de Directive et de Règlement relatifs aux médicaments à usage humain" Rev Prescrire 2002 ; 22 (234) : 852-854.
6- Prescrire Rédaction "Europe et médicament : les succès obtenus par les citoyens" Rev Prescrire 2004 ; 24 (252) : 542-548.
7- Prescrire Rédaction "Publicité grand public pour les médicaments de prescription : abus et confusion" Rev Prescrire 2006 ; 26 (277) : 777-778.
8- Pharmaceutical Forum "1st meeting of the Steering Committee" 6 December 2005 , et "2nd meeting of the Steering Committee" 30 March 2006 . Site internet http://ec.europa.eu/health consulté le 23 octobre 2006 : 11 pages.
9- Pharmaceutical Forum "First progress report" 29th September 2006. Site internet http://ec.europaeu/health consulté le 23 octobre 2006 : 8 pages.
10- Verheugen G " Pharmaceutical Forum : delivering better information, better access and better prices" Brussels 29 September 2006. Site internet http://europa.eu consulté le 23 octobre 2006 : 4 pages.
11- Kyprianou M "Pharmaceutical Forum : delivering better information, better access and better prices" Brussels 29 September 2006. Site internet http://europa.eu consulté le 23 octobre 2006 : 5 pages.
12- HAI "Does the European Patients' Forum represent patient or industry interests ? A case study in the need for mandatory financial disclosure" 14 juillet 2005. Site internet http://www.haiweb.org consulté le 23 octobre 2006 : 7 pages.
13- Friends of Europe "Background report - Information for patients - The EU's policy options" September 2006. Site internet http://www.friendsofeurope.org consulté le 23 octobre 2006 : 21 pages.
14- Prescrire Rédaction ""Programmes d'aide à l'observance" des firmes pharmaceutiques : non merci !" Rev Prescrire 2006 ; 26 (277) : 779.
15- "Annonce consultation mise en place par M. Xavier Bertrand", réunion du 2 octobre 2006 : 1 page.
16- Hofmann J "Patient information still causing controversy" Scrip 2006 ; (3199) : 6.
17- Mazière M "Compétitivité - Le casse-tête de l'Europe" Pharmaceutiques octobre 2006 : 37-41.
18- "Call for action - Patient Information Network (PIN) - European Parliament" 21 March 2006 : 1 page.
19- Pharmaceutical Forum "Introduction" Site internet http://ec.europa.eu consulté le 23 octobre 2006 : 4 pages.
20- Crédoc "Enquête "Conditions de vie et aspirations des français" - Chapitre 2. L'information et l'implication du grand public en matière de santé" (extrait) Site internet http://www.sante.gouv.fr/htm/dossiers/credoc/ consulté le 23 octobre 2006 : 7 pages.
21- Friends of Europe "Policy makers lunch debate - How safe is Reach making Europe's consumers ?" Site internet http://www.friendsofeurope.org consulté le 23 octobre 2006 : 1 page.