Pour développer leurs ventes, les firmes pharmaceutiques ont
intérêt à faire de la publicité directement auprès
du public pour les médicaments soumis à prescription médicale.
Mais le cadre législatif européen actuel ne les y autorise pas.
Sont seulement autorisées les campagnes concernant les vaccins, et quelques
autres exceptions nationales telle la publicité pour les aides au sevrage
tabagique en France. Cet encadrement est en fait déjà interprété
de manière fort souple dans différents États membres de l'Union
européenne. En outre, selon la définition européenne de la
publicité pharmaceutique, il ne concerne pas « les informations
relatives à la santé humaine ou à des maladies humaines,
pour autant qu'il n'y ait pas de référence même indirecte
à un médicament » (1,2).
Logiquement, les
firmes pharmaceutiques et leurs organisations représentatives utilisent
déjà largement ces possibilités. Elles ont développé,
particulièrement durant la dernière décennie, de nombreux
outils et méthodes : articles de journaux alertant la population sur
tel symptôme ou maladie, invitant parfois à l'"autodiagnostic",
et annonçant dans le même temps l'arrivée du médicament
prometteur ; émissions radio-télévisées autour
de leaders d'opinion réitérant les messages ; campagnes dans
les établissements scolaires ; campagnes multimédias dites
de "prévention" jusque sur la voie publique ; etc.
Toujours
en course pour davantage de compétitivité, les firmes les plus influentes
et la Commission européenne, qui soutient leur action, ont décidé,
dès la fin des années 1990, de faire lever en Europe tout obstacle,
y compris réglementaire, à la communication directe des firmes pharmaceutiques
avec le public. Pour y parvenir, elles ont mis en uvre un plan dont nous
rappelons ici les principales étapes. 2001 :
la mascarade du "G10", et la tentative échouée de modification
de la Directive médicament En mars 2001, la Commission européenne (Direction
générale Entreprises et Direction générale Santé-Protection
des consommateurs) a constitué un groupe dit "de haut niveau sur l'innovation
et l'accès aux médicaments", alias "G10". Ce groupe
était en fait constitué de 13 membres, dont 1 seul représentant
des patients, et siégeant au côté des commissaires européens,
des ministres de la santé des États membres, du président
de GlaxoSmithKline, etc. Les conclusions de ce groupe de travail, rendues
en mai 2002 après seulement trois réunions, et centrées sur
les intérêts industriels, ont servi à justifier la proposition
de Directive sur le médicament, déjà déposée
depuis 2001 devant le Parlement (3). Projet pilote
sur trois maladies chroniques Le mémorandum de cette proposition,
visant à modifier sur de nombreux points, dont la publicité, la
Directive 2001/83/CE alors en vigueur, exposait clairement l'objectif : « (
)
il est proposé de faire de la publicité [NDLR : c'est bien
le mot "advertising" qui est employé dans le texte original en
anglais] pour trois classes de médicaments. Ce type d'information serait
soumise aux principes de bonnes pratiques adoptées par la Commission, et
à la rédaction d'un code de conduite par l'industrie » (4).
Les trois maladies concernées par ce projet pilote de la Commission étaient
des affections chroniques : l'asthme, le diabète et l'infection par
le HIV. Réaction bienvenue du Parlement européen Tous
les efforts de la Commission et des firmes pour déguiser cette publicité
en "information sur les maladies et les traitements" au moyen d'euphémismes
divers ont à cette époque été vains. Le Parlement
européen y a clairement vu un "pied dans la porte réglementaire"
visant à permettre en Europe, progressivement, la publicité directe
pour les médicaments de prescription. Les désastreuses expériences
étatsunienne et néo-zélandaise de cette publicité (DTCA
en anglais, pour direct-to-consumer advertising), aujourd'hui contestée
dans ces deux pays, ont incité les députés à rejeter
massivement la proposition de la Commission : l'article 88 portant sur ce
sujet a été rejeté par 494 voix contre 42 (5,6,7). Trois
ans plus tard, nouvelle offensive et grands moyens : la mascarade du "Forum
pharmaceutique" Fin 2005, la Commission européenne a remplacé
le "G10" par un "Forum pharmaceutique", « plateforme
politique de haut niveau » pour poursuivre la « discussion »
sur trois thèmes de l'ex-"G10", dont l'information des patients
sur les médicaments (a). Opacité Ce
"forum", beaucoup plus large que l'ex-"G10", est constitué
des deux commissaires européens (Entreprises et Santé-Protection
des consommateurs), des ministres des États membres, de trois représentants
du Parlement européen, des représentants de cinq fédérations
européennes représentant l'industrie pharmaceutique, de représentants
des professionnels de santé, des patients, des assureurs maladie. Mais,
au 23 octobre 2006, la liste exhaustive des personnes participant au "Forum
pharmaceutique" n'est pas rendue publique, pas plus que les critères
selon lesquels ces personnes ont été choisies, ni les méthodes
de travail du "forum", ni la manière de gérer les conflits
d'intérêts. Des témoignages de nombreux participants laissent
penser que plusieurs dizaines de personnes font le voyage à Bruxelles pour
participer à chacun des trois groupes de travail constitués, dont
un sur l'information des patients. Ces témoignages reflètent l'absence
de méthode, et l'ambiguïté des objectifs poursuivis. Deux maigres
comptes rendus du Comité censé conduire le "forum", et
un rapport intermédiaire très général, sont accessibles
sur le site de la Commission européenne, mais apportent peu d'informations
concrètes (8,9). Contrevérités Le
discours prononcé le 29 septembre 2006 par le Commissaire européen
chargé des entreprises, à l'occasion de la première réunion
du "Forum pharmaceutique", après les travaux préliminaires,
énonce néanmoins clairement l'objectif (10). Selon ce discours,
la situation de l'information-santé en Europe est « non satisfaisante,
et même inacceptable ». L'accès à l'information
serait très réduit pour ceux qui n'ont pas accès à
l'internet et qui ne parlent pas anglais. Il s'agirait donc d'améliorer
cet accès à l'"information", et aussi de « créer
la confiance des citoyens et des professionnels de santé dans l'information
fournie par l'industrie ». Le Commissaire décrit l'industrie
comme la source d'"information", celle qui a « la connaissance,
la compétence et les moyens matériels (
) »
de la fournir (b)(10). Le Commissaire chargé de la santé et
de la protection des consommateurs a pour sa part déclaré que « l'industrie
peut aider à fournir une information fiable. Elle veut jouer un rôle
légitime dans la communication sur ses produits » (11).
En pratique, la Commission regrette que « sa dernière tentative
de moderniser la réglementation » dans ce domaine ait échoué
[ NDLR : référence au rejet massif de sa proposition de 2001],
et elle annonce qu'elle présentera en 2007 un rapport au Conseil et au
Parlement européen pour faire évoluer l'encadrement de l'information
des patients (10). Des "représentants"
des patients curieusement acquis aux revendications des firmes Selon la
présentation imprécise du "Forum pharmaceutique" figurant
sur le site de la Commission européenne, les patients y seraient représentés
par le "European Patients' Forum". Organisations-écrans Cette
organisation, créée en 2003, apparaît dans un rapport d'enquête
publié en juillet 2005 par Health Action International, comme « un
modèle d'opacité et de conflit d'intérêts » (12).
Le constat est en effet accablant : financement des activités par
des firmes pharmaceutiques, organisation d'évènements en collaboration
avec des organisations représentatives des firmes, opacité sur le
mode de financement lorsqu'il s'est agi pour le European Patients' Forum de représenter
les patients au Conseil d'administration de l'Agence européenne du médicament (EMEA) (c).
Pourtant c'est à cette organisation que la Commission européenne
donne le rôle central chaque fois qu'il s'agit de parler au nom des patients,
à propos notamment des besoins en matière d'information-santé.
Financement par les firmes intéressées L'organisation
Friends of Europe (alias Les amis de l'Europe) s'est aussi fait entendre
à propos d'information des patients en Europe. Se présentant comme
une organisation d'analyse politique et de débat (alias think-tank)
indépendante des institutions européennes, elle a publié
en septembre 2006 un rapport sur l'information des patients, basé sur des
interviews de 15 représentants des acteurs concernés et entièrement
financé par Pfizer (d)(13). Ce document renvoie notamment au European
Patients' Forum décrit ci-dessus, et aux conclusions du Cambridge University
Informed Patient Project, financièrement soutenu par Johnson & Johnson,
pour faire état d'un manque d'information-santé en Europe. Il voit
comme « une approche prometteuse » la distinction entre
une publicité directe auprès du public, non sollicitée, et
qui devrait être interdite, et une « information, même
avec un léger contenu promotionnel, qui pourrait être fournie à
la demande » et pourrait être autorisée (13). Ces
exemples suffisent à montrer le caractère artificiel de la "concertation"
organisée par la Commission européenne autour de l'information des
patients. 2007 : une année critique Après
cette phase de préparation, la Commission européenne et les firmes
sont décidées à faire de 2007 une année décisive
pour la dérégulation de la communication des firmes avec le public.
En France, les programmes d'observance organisés par les firmes, dont il
est question dans le projet d'ordonnance décrit dans la revue en mai 2006,
font partie de cette offensive (14). La concertation organisée par
le Ministre français de la santé sur l'information des patients
est également à rattacher à ce mouvement (15). Lors
du Forum européen de la santé d'octobre 2006 à Gastein (Autriche),
les firmes ont clairement réitéré leur volonté de
pouvoir faire de la publicité auprès du public pour tous les médicaments,
même si la Fédération européenne des associations de
firmes pharmaceutiques continue à parler d'"information source"
qu'il conviendrait d'apporter aux patients, et qui ne serait pas de la publicité (16,17).
Un groupe de députés européens, intitulé Patient
Information Network (PIN) a lancé un appel à la levée
de l'interdiction de la publicité directe auprès du public (18).
Il est probable que les conclusions du "Forum pharmaceutique" se traduiront
par un projet législatif allant dans ce sens. Redresser
le cap C'est dans cette perspective que la revue Prescrire, membre de l'International
Society of Drug Bulletins, et le Collectif Europe et Médicament ont décidé,
en liaison avec Health Action International, le Bureau Européen des Consommateurs
et l'Association Internationale de la Mutualité, d'écrire une déclaration
conjointe intitulée "Une information-santé pertinente pour
des citoyens responsables". Cette déclaration rappelle le principe
simple selon lequel l'information-santé fiable, comparative et adaptée,
celle dont les patients ont besoin, ne peut pas être délivrée
par des firmes qui, en situation très concurrentielle, ont par définition
à promouvoir leurs médicaments au détriment des autres options
thérapeutiques et préventives. Elle rappelle également que
l'Europe n'est pas le désert d'information que décrivent les firmes
et la Commission européenne, et elle répertorie de nombreux exemples
positifs. Elle constitue un outil pour ceux qui, dans la période à
venir, voudront agir pour que les patients continuent à bénéficier
d'informations indépendantes des intérêts de ceux qui vendent
les médicaments. À suivre. ©La
revue Prescrire 1er septembre 2006 Revue Prescrire 2006 ; 26 (278) :
863-865. ________ Notes a- Les
deux autres thèmes retenus sont le prix des médicaments et l'"efficacité
relative" (réf. 19). b- Un exemple français permet
de replacer ces affirmations dans la réalité quotidienne. Dans une
enquête réalisée en 2003 par le Centre de recherche pour l'étude
et l'observations des conditions de vie (Crédoc), à la demande
de la Direction générale de la santé, sur un échantillon
représentatif de 2 007 personnes, il est apparu que 76 % de ces personnes
trouvaient " facilement " les réponses à leurs questions
de santé, et que seulement 4 % les trouvaient très difficilement.
Les interlocuteurs auxquels elles s'adressaient de préférence étaient
les médecins (94 %), puis les pharmaciens (30 %), l'internet
n'apparaissant qu'en 7e position (4 %) (réf. 20). c- Cette
infraction à l'article 63 du Règlement 726/2004 sur le fonctionnement
de l'Agence européenne du médicament a été signalée
au Président du Parlement, qui est consulté dans la procédure
de nomination des membres du Conseil d'administration de l'Agence, mais l'affaire
est restée sans suite notable (réf. 12). d- Parmi les autres
activités de l'organisation Friends of Europe, on peut noter par exemple
que son débat sur la Directive Reach (concernant les produits chimiques)
a été financé par Unilever (réf. 21). ________
Références 1- "Article 86 de
la Directive 2001/83/EC", non modifié par la Directive 2004/27/CE.
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cap de la politique du médicament (suite). Troisième partie :
la politique du médicament au service de l'industrie" Rev Prescrire
2002 ; 22 (230) : 540-543. 4- Prescrire Rédaction "Redresser
le cap de la politique du médicament (suite). Publicité directe
au public : la désastreuse expérience américaine"
Rev Prescrire 2002 ; 22 (232) : 703-706. 5- Prescrire Rédaction
"Europe et médicament. Résultats du vote en première
lecture sur les projets de Directive et de Règlement relatifs aux médicaments
à usage humain" Rev Prescrire 2002 ; 22 (234) : 852-854. 6-
Prescrire Rédaction "Europe et médicament : les succès
obtenus par les citoyens" Rev Prescrire 2004 ; 24 (252) :
542-548. 7- Prescrire Rédaction "Publicité grand public
pour les médicaments de prescription : abus et confusion" Rev
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delivering better information, better access and better prices" Brussels
29 September 2006. Site internet http://europa.eu consulté le 23 octobre
2006 : 5 pages. 12- HAI "Does the European Patients' Forum represent
patient or industry interests ? A case study in the need for mandatory financial
disclosure" 14 juillet 2005. Site internet http://www.haiweb.org consulté
le 23 octobre 2006 : 7 pages. 13- Friends of Europe "Background report
- Information for patients - The EU's policy options" September 2006. Site
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l'observance" des firmes pharmaceutiques : non merci !" Rev Prescrire
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page. 16- Hofmann J "Patient information still causing controversy"
Scrip 2006 ; (3199) : 6. 17- Mazière M "Compétitivité
- Le casse-tête de l'Europe" Pharmaceutiques octobre 2006 : 37-41. 18-
"Call for action - Patient Information Network (PIN) - European Parliament"
21 March 2006 : 1 page. 19- Pharmaceutical Forum "Introduction"
Site internet http://ec.europa.eu consulté le 23 octobre 2006 : 4
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des français" - Chapitre 2. L'information et l'implication du grand
public en matière de santé" (extrait) Site internet http://www.sante.gouv.fr/htm/dossiers/credoc/
consulté le 23 octobre 2006 : 7 pages. 21- Friends of Europe "Policy
makers lunch debate - How safe is Reach making Europe's consumers ?" Site
internet http://www.friendsofeurope.org consulté le 23 octobre 2006 :
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