Il y a juste trois ans, dans les colonnes du journal Le Monde,
à l'occasion de l'arrêt de commercialisation mondial
de la cérivastatine, un anticholestérol de la firme
Bayer, nous avons pronostiqué que la prochaine "affaire"
de ce type concernerait le groupe des anti-inflammatoires non stéroïdiens,
de plus en plus prescrits et consommés (1).
Et voici que retentit le retrait mondial du rofécoxib (Vioxx°),
un antalgique anti-inflammatoire non stéroïdien du groupe
des "coxibs", laissant des millions de patients interloqués
et désemparés (2).
Pour bon nombre de commentateurs, ce serait une surprise, un cas
isolé. Or, une fois encore, il suffisait d'examiner objectivement
les données disponibles pour prévoir le fiasco commun
à l'ensemble des "coxibs", et pour ne pas exposer
les malades de manière inconsidérée à
des effets indésirables sans bénéfice potentiel.
La campagne de promotion des "coxibs", en particulier
du rofécoxib (Vioxx° - MSD Chibret) et du célécoxib (Celebrex° - Pharmacia puis Pfizer), fut l'une des plus retentissantes
du début des années 2000. Pour en rappeler le thème
porteur, on peut citer les leaders d'opinion hospitalo-universitaires
du domaine : « Les coxibs sont des anti-inflammatoires
aussi efficaces que les anti-inflammatoires conventionnels mais
beaucoup mieux tolérés au plan gastrique » (3).
Dans le concert enthousiaste et bruyant des firmes et de leurs relais,
les synthèses de la revue Prescrire consacrées à
l'époque à ces médicaments détonnaient
par leur pragmatisme. Intitulées "rofécoxib :
un antalgique anti-inflammatoire non stéroïdien décevant"
et "célécoxib : aussi décevant que le
rofécoxib", ces synthèses constataient simplement
que, lors de l'évaluation clinique initiale, les comparaisons
adéquates n'avaient pas été faites pour juger
de l'efficacité et du profil d'effets indésirables
de ces médicaments, et que leur supériorité
n'était pas démontrée (4,5).
Parallèlement, tout en pratiquant la vente aux hôpitaux
à un prix dérisoire (6), les firmes ont obtenu
des prix "de ville" très élevés pour
leurs "coxibs". Et pour la seule année 2001, la
Caisse nationale d'assurance maladie des travailleurs salariés
française a remboursé 125 millions d'euros pour Celebrex° (d'emblée à la 3e place des dépenses en médicaments)
et 29 millions d'euros pour Vioxx° (7).
À la suite d'un réexamen des données
d'évaluation du célécoxib par la Food and Drug
Administration américaine, des révélations
accablantes de manipulations d'un essai (essai CLASS) ont fait naître
des doutes sérieux sur les supposés avantages de ce
"coxib" (8). Un essai portant sur le rofécoxib
a aussi été mis en cause (9). Pendant ce temps,
les données de pharmacovigilance sur les "coxibs"
se sont accumulées, en particulier les effets cardiovasculaires
et digestifs fâcheux (10).
Les questions relatives à la véritable balance bénéfices-risques
des "coxibs" sont devenues si pressantes que l'Agence
européenne du médicament a dû réévaluer
ces antalgiques anti-inflammatoires. Après la publication
des conclusions de cette réévaluation, en avril 2004,
la baudruche a commencé à se dégonfler : il
n'est pas établi que la balance bénéfices-risques
des "coxibs" est plus favorable que celle des antalgiques
anti-inflammatoires plus anciens (11). L'Agence française
des produits de santé a publié, en juillet 2004, une
mise au point qui l'explique et qui rappelle aux patients les règles
de bon usage de l'ensemble des antalgiques anti-inflammatoires (12).
En septembre, la firme Merck a tiré la conclusion qui s'imposait : retirer Vioxx° du marché mondial (2).
Quelle douche froide pour les soignants qui n'assument pas de façon
indépendante leur formation permanente, et s'en remettent
aux commerciaux des firmes pour "s'informer" !
Quelle douche froide pour ceux qui enseignent la thérapeutique
à l'Université sur la foi d'extrapolations pharmacologiques,
et qui n'aident pas leurs étudiants à percevoir, à
l'échelle du patient et non d'un organe ou d'une cellule,
la balance bénéfices-risques des interventions !
Quelle douche froide pour ceux qui sont censés réguler
le marché des médicaments, et négocier des
prix remboursables proportionnels aux vrais progrès thérapeutiques !
Quel démenti cinglant pour les "leaders d'opinions"
hospitalo-universitaires qui se comportent en véritables
dealers d'idées fausses et de prises de risques insensées !
Quelle mise en cause de la plupart des médias grand public
qui se sont faits les colporteurs zélés des mirages
promotionnels des firmes pharmaceutiques !
Pour les professionnels de santé lucides, cet nième
épisode doit engendrer et soutenir une détermination
supplémentaire. Détermination à convaincre
l'ensemble des acteurs du système de santé.
Soigner exige l'analyse attentive des incertitudes et des risques,
le souci de protéger les patients, le recours à des
sources d'information indépendantes et fiables.
Les ordonnances longues, bourrées de "nouveautés"
insuffisamment évaluées, portent le signe d'un exercice
professionnel mal maîtrisé, à la merci des influences,
des effets de mode, le signe d'un exercice non déterminé
par l'analyse rigoureuse des données et des enjeux.
Stop aux médecins hospitaliers et spécialistes haut-parleurs
des firmes et déclencheurs de modes dangereuses. Stop au
recopiage servile des ordonnances à risques par les généralistes.
Stop à la distribution passive des boîtes de médicaments
par les pharmaciens. Stop à la désinformation des
patients et du public. Stop à la confiance excessive dans
les firmes pharmaceutiques : entre évaluation de leurs
propres médicaments et recherche du profit pour l'entreprise
et ses actionnaires, elles sont soumises à un conflit d'intérêts
insoluble.
Mettre un terme aux fiascos répétés de pharmacovigilance
nécessite une réaction ample et de longue durée
de tous les intervenants de bonne volonté. Chacun doit balayer
devant sa porte, et joindre ses efforts à ceux des autres
pour balayer le paysage actuellement peu reluisant du système
de santé.
©La revue Prescrire 15 octobre 2004
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Références
1- Bardelay G "Pharmacovigilance : d'une "affaire"
à l'autre" Le Monde 11 septembre 2001, page 19.
2- Prescrire Rédaction "rofécoxib - Vioxx° :
arrêt de commercialisation" Rev Prescrire 2004 ;
24 (255) : 669. À paraître
3- "Que sont les coxibs ?". In : Dougados M
et coll. "Arthrose en 100 questions" Assistance Publique
des Hôpitaux de Paris en partenariat avec Searle Pfizer 2000 :
64 pages.
4- Prescrire Rédaction "rofécoxib - Vioxx°.
Un antalgique AINS décevant" Rev Prescrire 2000 ;
20 (208) : 483-488.
5- Prescrire Rédaction "célécoxib - Celebrex°.
Aussi décevant que le rofécoxib" Rev Prescrire
2000 ; 20 (212) : 803-808.
6- Prescrire Rédaction "Vioxx° à 1 centime
le comprimé !" Rev Prescrire 2001 ; 21 (215) :
193.
7- Prescrire Rédaction "Medic'am 2001 : la déferlante
de Celebrex°" Rev Prescrire 2002 ; 22 (231) :
625.
8- Prescrire Rédaction "Célécoxib et "essai
CLASS" : un exemple de manipulations industrielles"
Rev Prescrire 2002 ; 22 (231) : 623-625.
9- Prescrire Rédaction "Une firme attaque en justice
un bulletin indépendant membre de l'ISDB, et perd
"
Rev Prescrire 2004 ; 24 (249) : 298-299.
10- Prescrire Rédaction "Effets indésirables
cardiovasculaires des coxibs" Rev Prescrire 2002 ; 22 (231) :
596-597.
11- Prescrire Rédaction "Coxibs : pas mieux que
les autres AINS" Rev Prescrire 2004 ; 24 (253) :
589.
12- Agence française de sécurité sanitaire
des produits de santé "Mise au point sur la sécurité
d'emploi des coxibs" 2 juillet 2004 : 7 pages.
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